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Pardonner, c’est bien ; Oublier, c’est mieux ! Vivants, nous nous tracassons ; Morts, nous vivons.

Prenez une lettre imaginaire, Mr. Selig. Hum ! Miss Kitty Holstein, Quelque part Soixantième Rue et Quelque, New York City. Vous chercherez l’adresse plus tard. Ne vous occupez pas du code postal.

Chère Kitty,

Je sais que tu n’as pas reçu de mes nouvelles depuis une éternité, mais je crois que le moment est venu pour moi de reprendre contact avec toi.

Treize ans ont passé, et nous avons dû acquérir depuis une certaine maturité, capable je pense de guérir les anciennes blessures et de rendre possible la communication. Malgré tout le ressentiment qui a pu jadis exister entre nous, je n’ai jamais perdu mon affection pour toi et ton souvenir reste vivace dans mon esprit.

À propos de mon esprit, il y a une chose qu’il faut que je te dise. Je ne vois plus très bien les choses avec. Par « choses », j’entends la chose mentale, le truc télépathique, que bien sûr je ne pouvais exercer sur toi de toute façon, mais qui définissait et établissait mes relations envers le reste du monde. Ce pouvoir semble en train de me quitter graduellement à présent. Il nous a causé tellement de tort, tu te souviens ? C’est ce qui a finalement contribué le plus à nous séparer, comme j’essayais de l’expliquer dans la dernière lettre que je t’ai écrite, celle à laquelle tu n’as jamais répondu. D’ici un an environ – qui sait, peut-être six mois, un mois, une semaine ? – il ne m’en restera plus rien, et je ne serai plus qu’un être humain comme les autres, comme toi. Je ne serai plus un monstre. Peut-être qu’à ce moment-là il y aurait une possibilité de reprendre les relations interrompues en 1963, et de les rétablir sur des bases plus réalistes ?

Je sais que je me suis conduit de façon stupide à l’époque. Je t’ai poussée à bout sans pitié. J’ai refusé de t’accepter pour ce que tu étais. Je voulais faire de toi quelque chose de différent, quelque chose de monstrueux, quelque chose comme moi, en fait. J’avais de bonnes raisons en théorie pour essayer de faire ce que je faisais, c’est du moins ce que je pensais, mais elles étaient toutes mauvaises, elles étaient nécessairement mauvaises, et cela, je ne l’ai compris que lorsqu’il était trop tard. Je te paraissais dominateur, opprimant, dictatorial – moi si timide, si effacé ! – parce que j’essayais de te transformer. Et j’ai fini par t’excéder. Naturellement, tu étais jeune alors, tu étais – te le dirai-je ? – superficielle, sans personnalité. Et tu m’as résisté. Mais maintenant que nous sommes tous deux adultes, nous devrions être capables d’essayer pour de bon.

Je ne sais pas au juste ce que sera ma vie en tant qu’être humain ordinaire incapable de lire dans la pensée des autres. En ce moment, je suis embarrassé, je suis à la recherche de définitions pour moi, de nouvelles structures. J’envisage sérieusement de me tourner vers l’Église Catholique Romaine (Seigneur Dieu, c’est vrai, ça ? Première nouvelle ! L’odeur infecte de l’encens, les marmonnements des prêtres, c’est vraiment cela que je veux ?). Ou peut-être l’Épiscopale, je ne sais pas encore. Ce sera pour moi une façon de m’affilier au genre humain. Et je veux également connaître l’amour à nouveau. Je veux faire partie de quelqu’un d’autre. J’ai déjà commencé, timidement, progressivement, à rétablir des liens avec ma sœur Judith, après toute une existence de guerre larvée. Nous avons pour la première fois une signification l’un pour l’autre, et c’est encourageant pour moi. Mais j’ai besoin de davantage : une femme à aimer, pas seulement sexuellement, mais de toutes les manières à la fois. Je n’ai connu cela que deux fois dans ma vie jusqu’à présent, une fois avec toi, et une fois cinq ans plus tard environ, avec une fille appelée Toni, qui ne te ressemblait pas beaucoup. Et les deux fois, c’est ce fichu pouvoir qui a tout gâché, soit parce qu’il m’éloignait, soit parce qu’il me faisait approcher de trop près. Maintenant que le pouvoir est en train de me glisser des doigts, maintenant qu’il est en train de mourir, il y a peut-être une chance pour que des relations humaines normales s’établissent enfin entre nous, telles que les gens ordinaires en ont tout le temps. Car je serai une personne ordinaire. Une personne très, très ordinaire.

Je me demande ce que tu es devenue. Tu dois avoir trente-cinq ans, maintenant. Ça me paraît très vieux, bien que j’en aie quarante et un. (Quarante et un, ça ne fait pas vieux, je ne sais pas pourquoi !) Mais je pense toujours à toi comme si tu avais vingt-deux ans. Tu paraissais encore plus jeune que ça : ensoleillée, ouverte, naïve. Bien sûr, ce n’était que l’image que je me faisais de toi sur des critères entièrement extérieurs. Je ne pouvais pas faire mon numéro habituel sur ta psyché, et donc je fabriquais une Kitty de toutes pièces qui n’avait probablement pas grand-chose à voir avec la vraie Kitty. Quoi qu’il en soit, te voilà maintenant âgée de trente-cinq ans. J’imagine que tu ne les parais pas aujourd’hui. T’es-tu mariée ? Bien sûr. Mariage heureux ? Beaucoup d’enfants ? Es-tu restée mariée ? Quel est ton nouveau nom, et où habites-tu ? Où puis-je te trouver ? Si tu es mariée, pourras-tu me voir quand même ? Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas l’impression que tu ferais une épouse tout à fait fidèle – tu te sens insultée ? – aussi, il devrait y avoir une petite place dans ta vie pour moi, en tant qu’ami, en tant qu’amant. Vois-tu quelquefois Tom Nyquist ? As-tu continué à le fréquenter longtemps lorsque toi et moi nous avons rompu ? M’en as-tu beaucoup voulu pour les choses que je te racontais sur lui dans cette lettre ? Si ton mariage s’est brisé, ou bien si jamais tu ne t’étais pas mariée du tout, accepterais-tu de vivre avec moi ? Pas comme épouse, pas encore, mais simplement comme compagne. Pour m’aider à franchir les dernières étapes de ce qui est en train de m’arriver. J’ai tellement besoin qu’on m’aide. J’ai tellement besoin qu’on m’aime. Je sais que c’est une foutue façon de faire une proposition, une demande, même, que de dire : Aide-moi, console-moi, reste avec moi. Je préférerais être fort plutôt que faible pour te tendre les mains, mais il se trouve qu’en ce moment je suis faible. Il y a cette sphère de silence qui gonfle dans ma tête, qui grandit, qui grandit, qui emplit tout mon crâne, créant un grand espace vide. Je souffre d’une perte de réalité. Je ne vois que le bord des choses et non pas leur substance, et maintenant même le bord est en train de devenir indistinct. Oh, mon Dieu. J’ai besoin de toi, Kitty. Comment ferai-je pour te retrouver, Kitty ? Je te connais à peine.