Voulez-vous faire une visite guidée dans l’antre de David ? Très bien. Par ici siouplaît. Vous êtes priés de ne toucher à rien et de ne pas parquer votre chewing-gum derrière les meubles. L’homme sensible, intelligent, aimable, névrosé, qui va vous servir de guide n’est nul autre que David Selig soi-même. Les pourboires ne sont pas autorisés. Bienvenue, bonnes gens, bienvenue dans mon humble demeure. Nous commencerons notre visite par la salle de bains. Voyez, ça c’est la baignoire – cette tache jaune dans l’émail était déjà là quand il a emménagé – et ça c’est la cuvette des chiottes, et ça l’armoire à pharmacie. Selig passe une grande partie de son temps ici. C’est une pièce fondamentale pour la compréhension profonde de son existence. Par exemple, il prend parfois deux ou trois douches par jour. De quoi, allez-vous demander, essaie-t-il de se laver ? Ne touche pas à cette brosse à dents, fiston. Très bien, suivez-moi. Vous voyez ces posters dans le vestibule ? Ce sont des productions de 1960. Celui-ci montre le poète Allen Ginsberg dans le costume de l’Oncle Sam. Celui-là est la grossière vulgarisation d’un subtil paradoxe topologique inventé par le graveur d’estampes hollandais M.C. Escher. Celui-là montre un jeune couple nu en train de faire l’amour dans les vagues du Pacifique. Il y a huit ou dix ans, des centaines de milliers de jeunes gens décoraient leur chambre avec des posters comme ceux-là. Selig, bien qu’il ne fût pas particulièrement jeune, même à l’époque, faisait comme eux. Il lui est souvent arrivé de suivre les modes et les tendances du moment, dans un effort pour s’intégrer plus fermement aux structures de l’existence contemporaine. Je suppose que ces posters ont beaucoup de valeur aujourd’hui ; il les emporte avec lui d’un meublé sordide à l’autre.
Cette pièce, c’est la chambre à coucher. Sombre, exiguë, avec le plafond bas typique des constructions municipales d’il y a une génération. Je laisse la fenêtre fermée tout le temps pour que le bruit du métro aérien qui fonce dans le ciel adjacent jusqu’aux petites heures du matin ne me réveille pas. C’est déjà suffisamment difficile de trouver le sommeil, même quand tout est tranquille autour de vous. Ici, c’est le lit, où il fait des rêves agités et où à l’occasion, même maintenant, il lit involontairement dans l’esprit de ses voisins et incorpore leurs pensées à ses propres fantasmes. Sur ce lit, il a copulé avec une quinzaine de femmes, une ou deux fois, et rarement trois, avec chacune, depuis deux ans et demi qu’il a établi sa résidence ici. Ne prenez pas cet air offusqué, madame ! Le sexe est un aspect normal du comportement humain, et représente une part essentielle de l’existence de Selig, même maintenant qu’il commence à se faire vieux ! Il sera peut-être encore plus essentiel dans les années à venir, car c’est après tout un moyen d’établir une communication avec d’autres êtres humains, vu que certains autres moyens semblent sur le point de lui faire défaut. Qui sont ces filles ? Certaines sont des femmes bien avancées sur le chemin de la vie. Il exerce son charme sur elles à sa manière embarrassée, et les persuade de partager avec lui une heure de plaisir. Il les invite rarement à revenir, et celles qu’il invite refusent la plupart du temps, mais ça ne fait rien. Ses besoins sont satisfaits. Qu’est-ce que vous dites ? Quinze filles en deux ans et demi, ce n’est pas tellement pour un célibataire ? Et qui êtes-vous pour me juger ? Pour sa part, il trouve cela amplement suffisant, je vous assure. Ne vous asseyez pas sur son lit, je vous prie. Il est vieux, acheté d’occasion dans un entrepôt de brocante que tient l’Armée du Salut à Harlem. Je l’ai eu pour quelques dollars quand j’ai déménagé de mon dernier appartement, un studio meublé de St. Nicholas Avenue, et que j’ai eu besoin de me meubler. Quelques années avant, vers 1971, 1972, j’avais un waterbed, autre exemple de mon faible pour les modes passagères, mais je n’ai jamais pu m’habituer au bruit de succion que faisait le va-et-vient de l’eau. Finalement, je l’ai donné à une jeune fille à la coule qui aimait bien ça. Qu’est-ce qu’il y a d’autre dans cette chambre ? Peu de choses dignes d’intérêt, je le crains. Une commode contenant des vêtements ordinaires. Une paire de pantoufles usées. Un miroir fêlé : êtes-vous superstitieux ? Une bibliothèque bancale pleine à craquer de vieilles revues qu’il ne regardera plus jamais. Partisan Review, Evergreen, Paris Review, New York Review of Books, Encounter, une montagne de trucs littéraires au goût du jour, plus quelques bulletins de psychanalyse et de psychiatrie que David lit sporadiquement dans l’espoir d’améliorer sa connaissance de soi. Habituellement, il finit par les rejeter de déception et d’ennui. Mais sortons d’ici. Cette chambre doit vous déprimer. Nous passons par la kitchenette – cuisinière à quatre feux, réfrigérateur moyen, table en formica – où il confectionne ses petits déjeuners et ses déjeuners modestes (pour dîner, il sort généralement) et nous entrons dans le saint des saints, le bureau-living-room en forme de L, aux murs bleus et au fouillis indescriptible.
Vous pouvez observer ici la pleine mesure du développement intellectuel de David Selig. Ici, sa collection de disques, une centaine d’albums passablement usés, certains achetés depuis 1951. (Disques monos archaïques !) Presque uniquement de la musique classique, à part deux notes discordantes : cinq ou six disques de jazz datant de 1959, et cinq ou six disques de rock datant de 1969, les deux séries représentant un vague effort sans suite pour étendre le champ de ses goûts musicaux. Autrement, vous ne trouverez ici que des trucs austères, épineux, inaccessibles : Schoenberg, le Beethoven dernière période, Mahler, Berg, les quatuors de Bartok et les passacailles de Bach. Rien que vous puissiez siffloter après une seule audition. Il n’est pas particulièrement ferré en musique, mais il sait ce qu’il aime ; cela ne vous intéresserait pas beaucoup.
Là, ce sont ses livres, accumulés depuis l’âge de dix ans, qu’il trimbale avec amour d’un déménagement à l’autre. Les strates archéologiques de ses lectures sont faciles à isoler et à examiner. Jules Verne, H. G. Wells, Mark Twain, Dashiell Hammett au fond. Sabatini. Kipling. Sir Walter Scott. Van Loon, L’Histoire de l’humanité. Verrill, Les Grands Conquérants de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Lectures du petit garçon sage, sérieux, réservé. Soudain, avec l’adolescence, un saut quantique : Orwell, Fitzgerald, Hemingway, Hardy, le Faulkner le plus accessible. Voyez ces paperbacks introuvables des années 40 et 50, dans des formats de toutes sortes, avec des couvertures de plastique laminé ! Voyez ce que vous pouviez acheter alors avec 25 cents ! Voyez les couvertures lascives, les caractères agressifs ! Ces livres de science-fiction datent de la même époque. Je les gobais tout crus, espérant trouver quelques indices sur la nature de mon pauvre moi disloqué dans les univers fantastiques de Bradbury, Heinlein, Asimov, Sturgeon, Clarke. Tenez, voici Odd John, de Stapledon, et Hampdenshire Wonder de Beresford ; et là, un livre qui s’appelle Outsiders : Children of Wonder, rempli d’histoires de super-mouflets aux pouvoirs délirants. J’ai souligné des tas de passages dans ce dernier bouquin, en général à des endroits où je n’étais pas d’accord avec l’auteur. Outsiders ? Ces écrivains avaient beau être doués, c’étaient eux les outsiders, à vouloir imaginer des pouvoirs qu’ils n’avaient jamais eus. Et moi, qui voyais les choses d’en dedans, moi le juvénile détrousseur d’âmes (le livre est daté de 1954), j’aurais eu un mot ou deux à leur dire. Ils mettaient toute l’emphase sur l’angoisse d’être supranormal, et oubliaient l’extase. Bien que, si je me penche aujourd’hui sur le problème extase angoisse, je sois bien obligé d’admettre qu’ils n’avaient pas tellement tort.