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Remarquez comme les lectures de Selig deviennent plus aériennes à mesure que nous approchons des années d’université. Joyce, Proust, Mann, Eliot, Pound, la vieille hiérarchie d’avant-garde. Et la période française : Zola, Balzac, Montaigne, Céline, Rimbaud, Baudelaire. Le gros pavé de Dostoïevski occupe la moitié d’un rayon. Lawrence. Woolf. La période mystique : saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, le Tao Te King, les Upanishads, le Bhagavad-Gita. La période psychologique : Freud, Jung, Adler, Reich, Reik. La période philosophique. La période marxiste. Tous ces Koestler. Retour à la littérature : Conrad, Forster, Beckett. On approche de la fracture des années 60 : Bellow, Pynchon, Malamud, Mailer, Burroughs, Barth. Catch-22 et The Politics of Experience. Eh oui, mesdames et messieurs, vous êtes en présence d’un fin lettré !

Ici, nous avons ses dossiers. Une mine de papiers personnels qui n’attendent qu’un biographe encore inconnu. Bulletins trimestriels, toujours une mauvaise note en conduite. (« David manifeste peu d’intérêt pour son travail et perturbe fréquemment la classe. ») Cartes d’anniversaire laborieusement griffonnées à l’intention de son père et de sa mère. Vieilles photographies. Est-il possible que ce gros garçon aux taches de rousseur soit l’individu émacié qui se trouve devant vous ? Cet homme au front haut et au sourire forcé est le regretté Paul Selig, père de notre sujet, décédé (otav hasholoni !) le 11 août 1971 de complications consécutives à une intervention chirurgicale sur un ulcère perforé. Cette femme aux cheveux gris et yeux hyperthyroïdiens est la regrettée Martha Selig, épouse de Paul, mère de David, décédée (oy, veh, mama !) le 15 mars 1973 d’une mystérieuse décrépitude interne, probablement d’origine cancéreuse. Cette sévère jeune fille au visage en lame de couteau est Judith Hannah Selig, enfant adoptive de P. et M., sœur haineuse de D. La date figure au dos de la photo : juillet 1963. Judith est donc dans sa dix-huitième année, au printemps de sa haine envers moi. Ce qu’elle peut ressembler à Toni sur cette photo ! Je n’avais jamais remarqué la ressemblance jusqu’ici, mais elles ont le même regard yéménite et sombre, les mêmes cheveux noirs. Sauf que les yeux de Toni étaient toujours emplis d’amour et de chaleur, excepté à la fin, tandis que ceux de Jude n’ont jamais recelé pour moi qu’une froideur glacée, plutonienne. Mais continuons l’examen des objets personnels de David Selig. Il y a une collection d’essais et de dissertations écrits au cours de ses années d’université. (« Carew est un poète raffiné et élégant dont l’œuvre reflète à la fois l’influence du classicisme précis de Johnson et celle du fantastique grotesque de Donne. La synthèse ne manque pas d’intérêt. Ses poèmes ont une construction nette et un langage clair. Dans un texte comme

Ask me no more where Jove bestows, il réussit à saisir à la perfection l’harmonie austère de Johnson, tandis que dans d’autres comme Mediocrity in Love Rejected ou Ingrateful Beauty Threatened, son esprit peut rivaliser avec celui de Donne. ») Heureusement pour D. Selig qu’il a conservé toutes ces foutaises littéraires : ces dernières années, ces devoirs sont devenus le capital qui lui permet de vivre, vous savez comment. Et que trouvons-nous d’autre dans ses archives ? Des doubles de lettres innombrables. Certaines étant des plus impersonnelles. Cher Président Eisenhower. Cher Pape Jean. Cher secrétaire général Hammarskjöld. Il fut un temps où il lançait de telles lettres aux quatre coins du globe. Effort louable unilatéral pour entrer en contact avec un monde sourd, tentative futile pour restaurer un ordre dans un univers visiblement en train de se précipiter cahin-caha vers un ultime destin thermodynamique. Voulez-vous que nous jetions un coup d’œil sur certains de ces documents ? Vous dites, Gouverneur Rockefeller, qu’« avec la multiplication des armes nucléaires, notre sécurité dépend de la crédibilité de notre détermination d’avoir recours aux moyens de dissuasion dont nous disposons. Nous avons la lourde tâche, en tant que responsables publics et en tant que citoyens, de protéger la vie et la santé de notre peuple. Un relâchement dans notre effort de défense civile ne saurait avoir pour prétexte que la guerre nucléaire est une tragédie et que nous devons nous efforcer par tous les moyens honorables d’assurer la paix. » Permettez-moi de ne pas être d’accord. Votre programme de construction d’abris antiatomiques, Gouverneur, est un programme issu d’un cerveau moralement déficient. Détourner des ressources et de l’énergie de la recherche d’une paix durable en faveur de cette politique de l’autruche est à mon avis une action stupide et dangereuse que… Le gouverneur, en guise de réponse, envoya ses compliments et un tiré à part du même discours que Selig attaquait. Que peut-on attendre de plus ? Mr. Nixon, votre campagne entière repose sur la théorie que l’Amérique n’a jamais été aussi prospère que sous le Président Eisenhower, et donc il faut remettre ça pour quatre ans. Vous me faites penser à Faust s’écriant au moment qui passe : « Verweile doch, du bist so schoen ! » (Suis-je trop littéraire pour vous, M. le Vice-président ?) Souvenez-vous que c’est au moment où Faust prononce ces mots que Méphistophélès arrive pour prendre livraison de son âme. Croyez-vous honnêtement que cet instant de l’histoire soit si doux qu’il faille arrêter les montres éternellement ? Écoutez la voix des Noirs du Mississippi. Écoutez les cris des enfants affamés des ouvriers que la récession républicaine a jetés au chômage. Écoutez… Chère Mrs. Hemingway, permettez-moi d’ajouter ma voix aux mille autres qui ont exprimé leur chagrin en apprenant la mort de votre mari. Le courage dont il a fait preuve face à une existence qui devenait invivable et intolérable est en vérité un exemple pour ceux d’entre nous qui… Cher Dr. Buber… Cher Professeur Toynbee… Cher Président Nehru… Cher Mr. Pound : Le monde civilisé tout entier se réjouit avec vous de la fin de cette cruelle et inhumaine réclusion qui… Cher Lord Russell… Cher Président Khrouchtchev… Cher M. Malraux… cher… cher… cher… Une remarquable collection épistolaire, vous en conviendrez. Avec des réponses non moins remarquables. Voyez celle-ci qui dit : Vous avez peut-être raison, et cette autre qui dit : Je vous suis reconnaissant de votre intérêt, et celle-là : Bien que nous soyons dans l’impossibilité matérielle de répondre à toutes les lettres reçues, nous vous prions de croire que vos réflexions seront examinées avec toute l’attention nécessaire.