« Ça fait toujours aussi mal, Duv ? »
« Je m’adapte. Je me résigne. Ça ira, tu sais. À bientôt, Jude. Salut à Karl. » Et à Claude, dis-je pour moi-même en reposant le combiné.
Mercredi matin. Je descends en ville pour livrer ma dernière fournée de chefs-d’œuvre. Il fait encore plus froid qu’hier. L’air est plus pur, le soleil plus brillant, plus éloigné. Comme tout semble sec. L’humidité doit être à moins de seize pour cent. Ce sont les conditions dans lesquelles le pouvoir fonctionnait avec le plus d’acuité. Mais pendant le voyage en subway, je n’ai pratiquement rien capté. Quelques échos confus, absolument rien de distinct. Je ne peux plus être certain d’avoir le pouvoir un jour donné, et c’est apparemment un de mes mauvais jours. Imprévisible. Voilà ce que tu es, toi qui vis dans ma tête : imprévisible. Apparaissant et disparaissant n’importe comment, en proie aux affres de la mort. Je me rends à mon emplacement habituel, et j’attends mes clients. Ils arrivent, je leur donne ce qu’ils sont venus chercher, et ils me mettent des dollars au creux de la main. David Selig, bienfaiteur de l’humanité étudiante. J’aperçois Yahya Lumumba, comme un séquoia noir, arrivant à grandes enjambées de la Butler Library. Pourquoi est-ce que je tremble ? C’est l’air glacé, sans doute, l’annonce de l’hiver, la mort de l’année. Tout en se rapprochant, la vedette de basket-ball fait des signes de main, sourit, hoche la tête. Tout le monde le connaît, tout le monde l’appelle. J’éprouve un sentiment de participation à sa gloire. Quand la saison commencera, peut-être que j’irai le regarder jouer.
« Vous avez mon devoir ? »
« Le voici. » Je l’extrais de la pile. « Eschyle, Sophocle et Euripide. Six pages. Ça fait vingt et un dollars, moins les cinq que vous m’avez déjà donnés, vous me devez seize dollars. »
« Une minute. » Il s’assied à côté de moi sur les marches. « Il faut que je lise d’abord ce putain de truc, vrai ou pas ? Comment savoir si vous avez fait le boulot comme il faut, si je ne le lis pas ? »
Je le regarde lire. Je m’attends à le voir remuer les lèvres, à trébucher sur les mots difficiles, mais non, son regard parcourt rapidement les lignes. Il se mord la lèvre. Il lit de plus en plus vite, tournant les pages impatiemment. Finalement, il se tourne vers moi et me fusille du regard.
« C’est de la merde, mon vieux », me dit-il. « C’est rien que de la merde. À quel jeu tu essaies de jouer avec moi ? »
« Je vous garantis un B+. Vous n’avez pas à me payer jusqu’à ce que vous ayez la note. Si vous avez moins que B+, je… »
« Non, écoute-moi. Qui te parle de note ? Je ne peux pas remettre ce bordel de devoir comme ça. La moitié, c’est du jive, et l’autre moitié c’est copié dans un bouquin. De la merde, voilà ce que c’est. Le prof, il va lire ça, il va me regarder et il va dire : Lumumba, pour qui tu me prends ? Tu me prends pour un imbécile, Lumumba ? C’est pas toi qui as écrit ces conneries, il va me dire. Tu n’en penses pas le premier mot. » Il se lève, furieux : « Écoute un peu. Je vais te lire un passage. Je vais te faire entendre ce que tu me donnes. » Il feuillette le devoir, il secoue la tête, il crache par terre. « Pas la peine. Pourquoi je me fatiguerais ? Tu sais ce que tu as voulu faire avec ça, mon vieux ? Tu as voulu te foutre de la gueule d’un pauvre con de négro. »
« Je voulais seulement rendre la chose plausible… »
« Mes couilles. Tu as voulu te foutre de moi. Tu me refiles tes conneries de youpin puant sur Europide en souhaitant que j’aie des emmerdements quand je dirai que c’est de moi. »
« C’est un mensonge. J’ai fait de mon mieux, et ne croyez pas que je n’ai pas peiné dessus. Quand on engage un type pour se faire faire ses devoirs, on doit s’attendre à une certaine… »
« Combien de temps tu as passé dessus ? Dix minutes ? »
« Huit heures, peut-être dix. Vous savez ce que je pense que vous êtes en train de faire, Lumumba ? Je pense que vous faites du racisme à l’envers. Juif par-ci et Juif par-là, si vous détestez tellement les Juifs, pourquoi n’avoir pas pris un Noir pour vous faire votre travail ? Pourquoi ne l’avoir pas fait vous-même ? Je vous ai donné un travail honnête. Je n’aime pas vous entendre dire que ce sont des conneries de youpin. Et je vous répète que si vous le remettez, vous aurez plus que la moyenne, c’est certain. Vous aurez au moins un B+. »
« Je vais me faire étendre, c’est ce qui va m’arriver. »
« Non, non. Peut-être que vous ne voyez pas bien ce que j’ai voulu faire. Laissez-moi essayer de vous l’expliquer. Si vous voulez me le passer une seconde, je vais vous lire quelques passages. Peut-être que ce sera plus clair si… » Je me mets debout, et je tends la main vers le devoir. Mais il ricane et le tient dressé au-dessus de ma tête. Il me faudrait une échelle pour l’attraper. Inutile d’essayer de sauter. « Allons, donnez-moi ça ! Ne faites pas de bêtises ! » lui dis-je, et d’un mouvement de poignet il lance les six feuilles de copie au vent. Elles s’envolent en direction de Collège Walk. La mort dans l’âme, je les regarde partir. Je serre les poings. Un étonnant accès de colère fait explosion en moi. Je voudrais lui foutre mon poing dans son visage hilare. « Vous n’auriez pas dû faire ça », lui dis-je. « Vous n’auriez pas dû les jeter. »
« Tu me dois cinq dollars, p’tite tête. »
« Non, une minute. Vous m’avez engagé pour faire un travail, et… »
« Tu as dit que tu ne prenais rien si le devoir était mauvais. D’accord, ton devoir c’est de la merde. Je ne te dois rien. Rends-moi mes cinq dollars. »
« Vous ne jouez pas le jeu, Lumumba. Vous essayez de m’escroquer. »
« Qui c’est qui escroque l’autre ? Qui c’est qui a parlé de rembourser l’argent ? Moi ? Ou toi ? Qu’est-ce que je vais faire avec le prof, maintenant ? Il va me manquer une matière, et c’est ta faute. Suppose que je ne puisse plus faire partie de l’équipe à cause de ça. Hein ? Alors, hein ? Écoute, mon vieux. Tu me donnes envie de vomir. Donne-moi les cinq dollars. »
Est-ce qu’il parle sérieusement ? Je suis incapable de le savoir. L’idée de lui rembourser son argent me donne la nausée. Pas seulement à cause des cinq dollars. J’aimerais pouvoir lire ses pensées, mais je n’ai pas la moindre ressource sur ce plan. Je suis complètement bloqué. Je vais essayer de bluffer. Je lui dis : « Qu’est-ce que c’est que ça ? L’esclavage à l’envers ? J’ai exécuté le travail. J’ignore quelles raisons insensées et irrationnelles vous avez de le refuser, mais je garderai les cinq dollars. Au moins ça. »
« Donne-moi l’argent, p’tit con. »
« Allez vous faire foutre. »
Je fais mine de m’éloigner. Il m’attrape – son bras, dans toute sa portée, doit être aussi long qu’une de mes jambes – et me tire vers lui. Il se met à me secouer. Mes dents s’entrechoquent. Il ricane plus que jamais, et son regard est démoniaque. J’agite mon poing dans sa direction, mais il me tient à bout de bras et je ne peux même pas le toucher. Je me mets à hurler. Une foule s’assemble. Soudain, il y a trois ou quatre autres types en blazer universitaire, tous des Noirs, qui nous entourent. Ils sont gigantesques, mais pas autant que lui. Ses coéquipiers. Ils s’esclaffent, ils gambadent. Je suis un jouet pour eux. « Hé, il t’embête ? » demande l’un d’eux. « Tu as besoin qu’on t’aide, Yahya ? » crie un autre. « Qu’est-ce qu’il te fait, cet enculé de youtre ? » hurle un troisième. Ils forment un cercle, et Lumumba me pousse vers celui qui est à sa gauche, qui m’attrape et me relance dans le cercle. Je trébuche. Je tournoie. Je vacille. Ils ne me laissent jamais tomber par terre. Tourne et tourne et tourne. Un coude explose contre ma lèvre. Le goût du sang. Quelqu’un me gifle à la volée, et ma tête vole en arrière. Des doigts s’enfoncent dans mes côtes. Je me rends compte que je vais être sérieusement amoché. Ces géants ont décidé de me tabasser. Une voix que je reconnais à peine comme la mienne propose à Lumumba de lui rembourser son argent, mais personne ne s’en aperçoit. Ils continuent à me faire tournoyer de l’un à l’autre. Plus de claques, maintenant, plus de bourrades, mais des coups de poing. Où est la police du campus ? Au secours ! Au secours ! Les flics à la rescousse ! Mais personne ne vient. Je ne peux plus reprendre mon souffle. J’aimerais me laisser tomber à genoux et embrasser la poussière. Ils continuent à me lancer des épithètes raciales, des mots que je comprends à peine, un jargon soul qui doit dater de la semaine dernière. Je ne sais pas de quoi ils me traitent, mais je ressens la haine derrière chaque syllabe. Au secours ? Au secours ? Le monde tourbillonne affreusement. Je sais maintenant ce que ressentirait un ballon de basket si un ballon de basket pouvait ressentir quelque chose. Les coups incessants, le mouvement vertigineux. S’il vous plaît, quelqu’un, n’importe qui, arrêtez-les, aidez-moi. J’ai mal à la poitrine. Un morceau de métal chauffé à blanc derrière le sternum. Je ne vois plus rien. Je ne sens plus que la douleur. Où sont mes pieds ? Je tombe, enfin. Les marches se précipitent vers moi. Le baiser glacé de la pierre me meurtrit la joue. J’ai peut-être déjà perdu connaissance ; qui sait ? Une consolation, au moins. Je ne peux pas descendre plus bas.