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Axiome : C’est un péché contre l’amour que d’essayer de remodeler l’âme de quelqu’un que vous aimez, même si vous croyez que vous l’aimerez davantage quand vous l’aurez transformé en quelque chose d’autre.

Nyquist avait dit : « Peut-être qu’elle est télépathe elle aussi, et que l’écran est une espèce d’interférence, une incompatibilité entre ses ondes mentales et les tiennes, qui annule les émissions dans un sens ou dans l’autre. De sorte que toute émission d’elle vers toi, et probablement de toi vers elle, est impossible. »

« J’en doute », avais-je répondu. C’était en août 1963, deux ou trois semaines après notre rencontre. Nous ne vivions pas encore ensemble, mais nous avions couché ensemble deux ou trois fois. « Elle n’a pas un brin de pouvoir télépathique », insistais-je. « Elle est on ne peut plus normale. C’est cela l’essentiel chez elle, Tom : c’est une fille on ne peut plus normale. »

« N’en sois pas si sûr que cela », fit Nyquist.

Il ne te connaissait pas encore. Il voulait te voir, mais je n’avais pas pu me résoudre à organiser cette rencontre. Tu ignorais même son nom.

« S’il y a une chose que je sais d’elle », lui dis-je, « c’est que c’est une fille absolument saine, normale, équilibrée. Elle ne peut donc pas être télépathe. »

« Parce que les télépathes sont malsains, anormaux, déséquilibrés, hein ? C.Q.F.D. Parle pour toi, mon vieux. »

« Le pouvoir fait basculer l’esprit. Il obscurcit l’âme. »

« Le tien, peut-être. Pas le mien. »

Je pense qu’il avait raison sur ce point. La télépathie ne l’avait pas affecté comme moi. Peut-être que j’aurais eu les mêmes problèmes même sans mon pouvoir, après tout. Je ne peux pas le rendre responsable de tous mes ennuis. Et Dieu sait que les névrosés courent les rues, qui n’ont jamais lu de leur vie dans les pensées de qui que ce soit.

Syllogisme :

Certains télépathes ne sont pas névrosés.

Certains névrosés ne sont pas télépathes.

Par conséquent, la névrose et la télépathie ne sont pas forcément liées.

Corollaire :

Vous pouvez paraître normal comme l’as de pique, et avoir quand même le pouvoir.

Tout cela me laissait sceptique. Nyquist était d’accord avec moi pour dire que, si tu avais eu le pouvoir, je m’en serais aperçu tôt ou tard en raison des petits maniérismes inconscients qui ne sauraient échapper aux yeux d’un autre télépathe. Je n’avais naturellement décelé rien de tel. Il suggérait que l’on pouvait être télépathe latent, c’est-à-dire que l’on pouvait avoir le don, mais d’une manière cachée, non développée, utilisée seulement pour faire écran inconsciemment aux sondes mentales des autres télépathes. Ce n’était qu’une hypothèse, disait-il, mais cela éveilla en moi une tentation. « Supposons qu’elle possède ce pouvoir latent », demandai-je. « Crois-tu qu’on puisse le développer ? »

« Pourquoi pas ? » fit Nyquist.

J’étais prêt à le croire. Je te voyais déjà nantie d’une pleine capacité réceptrice, capable de capter une émission avec autant de facilité et de précision que Nyquist et moi. Comme notre amour serait intense, alors ! Nous serions tout ouverts l’un à l’autre, sans ces barrières et ces faux-semblants qui empêchent même les amants les plus sincères d’atteindre la véritable union des âmes. J’avais déjà un aperçu limité de cette sorte de communion avec Tom Nyquist, mais naturellement je n’éprouvais pas de l’amour pour lui, ni même une réelle affection, et c’était un gaspillage ironique, brutal, qu’un tel contact entre nos esprits. Mais toi ! Si seulement je pouvais faire surgir le don en toi, Kitty ! Et pourquoi pas ? J’en discutai sérieusement avec Nyquist. Il faut essayer scientifiquement, dit-il. Faire des expériences. Vous tenir la main en vous concentrant dans le noir, essayer de provoquer un courant d’énergie entre vous deux. Est-ce que ça ne vaut pas le coup d’essayer ? Bien sûr, disais-je, on ne perd rien à essayer.

Il y a tellement d’autres domaines où tu semblais avoir des possibilités latentes, Kitty. Tu étais un être humain en puissance plutôt qu’en réalité. Une atmosphère d’adolescence t’entourait. Tu paraissais bien plus jeune que tu ne l’étais, et si je n’avais pas su que tu avais achevé tes études à l’université, je t’aurais donné dix-huit ou dix-neuf ans. Ta culture ne dépassait pas ta sphère d’intérêt : les maths, les ordinateurs, la technologie. Et comme ça ne faisait pas partie de ma sphère, c’était comme si pour moi tu étais sans culture. Tu n’avais jamais voyagé. Ton univers était délimité par l’Atlantique et le Mississippi, et le grand voyage de ta vie avait été un été dans l’Illinois. Tu n’avais même pas eu d’expérience sexuelle importante. Trois hommes, je crois, l’année de tes vingt-deux ans, et une seule fois cela avait été sérieux. Je te voyais donc comme une matière brute attendant la main du sculpteur. J’allais être ton Pygmalion.

En septembre 1963, tu es venue vivre avec moi. Tu passais tellement de temps chez moi de toute façon que tu reconnaissais qu’il était stupide de continuer à faire la navette. J’avais l’impression d’être marié : des bas mouillés pendaient sur la tringle du rideau de douche, il y avait une brosse à dents de plus sur la tablette et de longs cheveux bruns dans le lavabo. Ta chaleur contre moi chaque nuit dans le lit, mon ventre contre ta croupe douce et fraîche. Le yang et le yin. Je te donnais des choses à lire : de la poésie, des romans, des essais. Avec quelle bonne grâce tu les dévorais ! Tu lisais Trilling dans le bus en te rendant à ton travail, Conrad dans les heures calmes de la soirée et Yeats le dimanche matin pendant que je descendais acheter le Times. Mais rien ne semblait vraiment adhérer à toi. J’ai l’impression que tu avais du mal à distinguer Lord Jim de Lucky Jim, Malcolm Lowry de Malcolm Cowley, James Joyce de Joyce Kilmer. Ton intelligence, si capable de maîtriser le cobol et le Fortran, avait du mal à déchiffrer le langage de la poésie, et tu levais les yeux de The Waste Land, étonnée, pour poser une question naïve de collégienne qui me laissait ensuite irrité pour plusieurs heures. J’avais l’impression, parfois, que c’était sans espoir. Mais un jour où la bourse était fermée, tu m’as emmené avec toi au centre d’informatique où tu étais employée, et tes explications sur les machines avec lesquelles tu travaillais étaient du sanscrit pour moi. Des mondes différents, des tournures d’esprit différentes. Et pourtant, j’avais toujours l’espoir d’arriver à créer un pont.

À certains moments stratégiquement synchronisés, je faisais devant toi une allusion prudente à ma passion pour les phénomènes extrasensoriels.

Je faisais comme si c’était un hobby pour moi, un sujet de curiosité désintéressée. J’étais fasciné, te disais-je, par la possibilité d’arriver à une communication directe entre deux esprits humains. Je prenais soin de ne pas me montrer passionné, de ne pas te faire trop l’article. Comme je ne pouvais réellement pas lire dans ta pensée, j’avais moins de mal à feindre une objectivité de chercheur avec toi qu’avec n’importe quelle autre personne. Et j’étais obligé de feindre. Il n’y avait pas de place dans ma stratégie pour des aveux purs et simples. Je ne voulais pas t’effrayer, Kitty. Je ne voulais pas t’éloigner de moi en te donnant une raison de penser que j’étais un monstre, ou, selon une réaction plus probable de ta part, un fou. Il fallait que ce soit un hobby. Rien de plus qu’un hobby.