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Tu ne pouvais pas te résoudre à croire à la P.E.S. Si ça ne peut pas être mesuré avec un voltmètre ou visible sur l’électro-encéphalogramme, disais-tu, ça ne peut pas être réel. Un peu de tolérance, suppliais-je. La télépathie, ça existe. Je sais que ça existe. (Sois prudent, Duv !) Je ne pouvais pas faire état de tracés électro-encéphalo-graphiques, je n’en avais jamais vu de ma vie et j’ignorais totalement si mon pouvoir serait enregistré. Je m’étais également interdit de vaincre ton scepticisme en faisant venir quelqu’un d’autre pour me livrer sur lui à des numéros de télépathe de music-hall. Mais j’avais d’autres arguments. Regarde les résultats obtenus par Rhine. Regarde toutes ces séries de lectures correctes des cartes de Zener. Comment les expliques-tu si tu rejettes la P.E.S. ? Et les preuves de l’existence de la télékinésie, la téléportation, la clairvoyance…

Tu restais sceptique, tu réfutais froidement tous les témoignages que je citais. Ta méthode de raisonnement était nette et serrée. Ton esprit n’avait rien de brumeux quand il évoluait dans ses propres eaux, la méthode scientifique. Rhine, disais-tu, trafique ses résultats en testant des groupes hétérogènes et en sélectionnant pour ses expériences suivantes uniquement des sujets qui ont connu des séries de chances extraordinaires. Et naturellement, il ne publie que les résultats qui vont dans le sens de sa théorie. C’est une anomalie statistique, et non extrasensorielle, qui explique ces résultats avec les cartes de Zener, insistais-tu. De plus, l’expérimentateur a un préjugé favorable en faveur de l’existence de la P.E.S., et cela l’amène sans doute à commettre toutes sortes de petites erreurs de procédure inconscientes qui faussent inévitablement les chiffres. Prudemment, je t’ai alors suggéré de tenter quelques expériences avec moi, en te laissant le soin de fixer la procédure à ta guise. Tu as répondu d’accord, principalement, je crois, parce que c’était quelque chose que nous pouvions faire ensemble et que – nous étions alors au début d’octobre – nous cherchions déjà avec un certain malaise un terrain commun, ton éducation littéraire étant devenue un fardeau désagréable pour tous les deux.

Nous convînmes – avec quels déploiements de subtilité ne réussis-je pas à faire passer cela pour ta propre idée ! – de nous concentrer sur la transmission d’images ou de concepts de l’un à l’autre. Et dès le départ, nous connûmes une réussite cruellement trompeuse. Nous assemblions des séries de photos ou d’images, et nous essayions de nous les transmettre mentalement. J’ai encore dans mes archives la teneur de ces expériences :

Aucune réponse directe, mais sur dix, quatre pouvaient être considérées comme des associations relativement proches : la deuxième (fleurs), la cinquième (bâtiments), la neuvième (équipement lourd) et la dixième (moyens de transport). Assez pour nous donner de faux espoirs de véritable communication. Il y avait ensuite :

Aucune réponse directe de moi non plus, mais trois associations sur dix : la troisième, la sixième et la neuvième. Disons que nous nous plaisions à y voir des associations au lieu de simples coïncidences. J’avoue que je tapais dans le noir à tous les coups, et que je ne croyais guère à un courant de pensées entre nous. Néanmoins, ces collisions d’images probablement dues au simple hasard éveillèrent ta curiosité : il doit y avoir quelque chose, admettais-tu. Et nous décidâmes de continuer.

Nous fîmes varier les conditions de la transmission de pensée. Nous essayâmes d’opérer dans l’obscurité absolue, et dans des pièces séparées. Nous essayâmes avec la lumière allumée, en nous tenant la main. Nous essayâmes en faisant l’amour : j’entrais en toi, et je me concentrais sur toi pendant que tu faisais de même. Nous essayâmes en état d’ivresse, à jeun, privés de sommeil, en nous forçant à rester éveillés vingt-quatre heures d’affilée avec l’espoir que nos cerveaux groggy n’auraient plus la force de maintenir la barrière mentale qui nous séparait. Nous aurions bien essayé sous l’influence du hash’ ou de l’acide, mais personne ne voyait ces drogues d’un très bon œil en 1963. Nous cherchâmes des douzaines d’autres manières de percer un canal de communication télépathique. Peut-être en as-tu encore les détails en mémoire. Pour ma part, j’ai honte de m’en souvenir. Je sais que nous avons lutté plus d’un mois, jour après jour, pour parvenir à de piètres résultats, tandis que ton intérêt grandissait pour atteindre son point culminant, puis redescendait tour à tour en une série de phases qui te menaient du scepticisme complet à un intérêt neutre et froid suivi d’un enthousiasme fasciné, puis d’un sentiment d’échec inévitable, d’impossibilité d’arriver à nos fins qui ouvrait la porte à la lassitude, à l’ennui et à l’irritation. Je ne me rendais compte de rien de tout cela. Je pensais que tu étais aussi passionnée que moi par ces recherches. Mais cela avait cessé d’être un jeu ou une simple expérience. C’était, comme tu le voyais pleinement, une obsession chez moi, et tu me demandas plusieurs fois en novembre si nous ne pouvions pas renoncer. Toute cette télépathie, disais-tu, te donnait d’horribles migraines. Mais comment voulais-tu que je renonce ? Je réfutais tes objections, et j’insistais pour que nous poursuivions. J’étais coincé, j’étais pris au piège. Je te forçai sans pitié à continuer, je te tyrannisai au nom de l’amour que je te portais, en ne voyant que la Kitty télépathe que je finirais par avoir. Chaque semaine qui passait m’apportait la lueur trompeuse d’un succès qui regonflait mon optimisme stupide. Nous allions y arriver. Nos esprits allaient se toucher. Comment abandonner, quand la victoire était si proche ? Mais en réalité, nous n’avancions pas.

Au début du mois de novembre, Nyquist organisa, comme il le faisait occasionnellement, un dîner, fourni par un restaurant de Chinatown qu’il aimait beaucoup. Ces soirées étaient toujours de brillants événements, et refuser son invitation eût été stupide. Ainsi, finalement j’allais être amené à t’exposer à lui. Depuis plus de trois mois, de manière plus ou moins consciente, je te dissimulais à lui, évitant le moment de la confrontation avec une lâcheté que je ne comprenais pas entièrement. Nous arrivâmes en retard : tu étais lente à te préparer. La soirée était bien avancée ; il y avait une vingtaine de personnes, dont plusieurs célébrités, mais qui ne signifiaient rien pour toi, car que savais-tu des poètes, compositeurs, romanciers ? Je te présentai à Nyquist. Il sourit et murmura un compliment suave tout en t’embrassant sur les deux joues de manière distraite et impersonnelle. Tu paraissais intimidée, effrayée presque par son assurance et ses manières doucereuses. Après un instant de bavardage futile, il s’éclipsa pour répondre à la porte d’entrée. Un peu plus tard, je lançai une pensée dans sa direction :

ALORS ? QU’EST-CE QUE TU PENSES D’ELLE ?

Mais il était trop occupé avec ses autres invités pour me sonder, et il ne reçut pas ma question. Je dus chercher moi-même mes réponses sous son crâne. Je m’insinuai en lui – il me lança un coup d’œil de l’autre côté de la pièce, réalisant ce que je faisais – et je partis à la recherche de l’information que je désirais. Plusieurs couches superficielles de banalités de maître de maison masquaient son activité cérébrale plus profonde. Il était en même temps occupé à servir à boire, à aiguiller une conversation, à faire signe que l’on apporte les rouleaux de printemps de la cuisine et à revoir intérieurement la liste de ses invités pour savoir qui il restait encore à arriver. Mais je coupai rapidement à travers tout cela, et il me fallut peu de temps pour localiser son foyer de pensées sur toi. Tout de suite, je sus ce que tu voulais et craignais en même temps. Oui, il te captait parfaitement. Pour lui, tu étais aussi transparente que n’importe qui. Il n’y a qu’à moi que tu étais opaque, pour des raisons que nous ignorions tous. Nyquist venait de te pénétrer, il t’avait évaluée, il s’était formé un jugement sur toi dont je n’avais qu’à prendre connaissance : il te voyait gauche, sans maturité, naïve, mais aussi séduisante et charmante. (Je ne te dis que la vérité. Je n’essaie pas, pour des raisons à moi ultérieures, de le faire paraître plus sévère envers toi qu’il ne l’était en réalité. Tu étais jeune et sans afféterie, et il s’en rendait compte.) Cette découverte me stupéfia. La jalousie me tournait le sang. Travailler si péniblement pendant des semaines pour essayer vainement de t’atteindre, alors qu’il pouvait te percer si aisément ! Je conçus aussitôt un soupçon. Nyquist et ses jeux stupides : est-ce que c’était encore une de ses mauvaises plaisanteries ? Pouvait-il vraiment lire dans ta pensée ? Comment pouvais-je avoir la certitude qu’il n’avait pas implanté une histoire imaginaire dans sa mémoire à mon intention ? Il capta cette pensée :