TU NE VEUX PAS ME CROIRE ? PUISQUE JE TE DIS QUE JE LA REÇOIS.
PEUT-ÊTRE.
TU VEUX QUE JE T’EN DONNE LA PREUVE ?
DE QUELLE MANIÈRE ?
REGARDE.
Sans interrompre un seul instant ses devoirs de maître de la maison, il pénétra dans ta pensée tandis que mon esprit demeurait solidaire du sien. C’est ainsi que grâce à lui je te vis intérieurement pour la première et unique fois. L’esprit de ma Kitty, relayé par celui de Tom Nyquist. Oh, si j’avais su, je n’aurais jamais accepté de tenter l’expérience. Je me vis à travers tes yeux, relayés par son esprit. Physiquement, mon aspect était nettement plus avantageux que celui que j’imaginais avoir. Mes épaules étaient plus larges, mon visage plus fin et mes traits plus réguliers que dans la réalité. Nul doute que tu réagissais favorablement à mon corps. Mais les associations mentales ! Tu me voyais comme un père rigide, un maître d’école intransigeant, un tyran acariâtre. Lis ceci, lis cela, élargis-toi l’esprit, ma fille ! Étudie pour être digne de moi ! Oh ! Et ce foyer ardent de ressentiment envers nos expériences de P.E.S. : pire qu’inutile à tes yeux, une source d’ennui monumentale, une excursion dans l’insensé, un poids lassant et oppressant. Soir après soir, satisfaire les lubies d’un monomaniaque. Même au lit, l’obsession du contact mental nous poursuivait. Comme tu étais écœurée de moi, Kitty ! Comme tu me trouvais mortellement ennuyeux !
Quelques secondes d’une révélation pareille étaient bien plus que suffisantes. Blessé, je me retirai vivement de l’esprit de Nyquist. Tu me regardas à ce moment-là avec un sursaut, je m’en souviens très bien, comme si tu savais à un niveau subliminal que des énergies mentales volaient dans la pièce, mettant à nu les secrets de ton âme. Tu battis des paupières et tes joues s’empourprèrent, puis tu plongeas vivement le nez dans ton cocktail. Nyquist me lança un sourire sardonique. Je n’avais pas le courage de croiser son regard. Mais même ainsi, je ne voulais pas croire ce qu’il m’avait montré. N’avais-je pas déjà été témoin d’étranges effets de réfraction dans des relais de ce genre ? Ne devais-je pas me défier de l’exactitude de cette image de moi vue par toi et retransmise à travers lui ? Ne la modifiait-il pas au passage ? N’y introduisait-il pas de subtiles distorsions de son cru ? Est-ce que je t’emmerdais tant que ça, Kitty, ou n’amplifiait-il pas une simple réaction d’irritation en un dégoût marqué ? Je préférais ne pas croire que je t’ennuyais tellement. Nous avons tendance à interpréter les événements selon la manière dont nous préférons les voir. Mais je me promis de moins peser sur toi à l’avenir.
Plus tard, après le repas, je te vis en train de discuter de façon animée avec Nyquist à l’extrémité opposée de la pièce. Tu étais gaie et provocante, comme avec moi le premier jour à l’agence de courtage. J’imaginais que vous parliez de moi, et pas de manière très flatteuse. J’essayai de saisir la conversation par l’intermédiaire de Nyquist, mais à ma première velléité de sondage il me foudroya :
FICHE LE CAMP DE MA TÊTE, VEUX-TU ?
J’obéis. J’entendis ton rire, trop fort, s’élever au-dessus du bourdonnement général. Je m’éloignai pour engager la conversation avec une frêle petite Japonaise qui faisait de la sculpture et dont la poitrine plate pointait de façon peu tentante sous un fourreau noir décolleté. Je la surpris en train de penser, en français, qu’elle aimerait bien que je la ramène chez moi. Mais c’est avec toi que je suis rentré, Kitty. Assis morose à côté de toi dans la rame vide du subway, je t’ai demandé de quoi tu avais discuté avec Tom Nyquist. « Oh, de tout et de rien », m’as-tu répondu. « Nous avons plaisanté un peu. »
Deux semaines plus tard environ, par un après-midi d’automne clair et vif, la nouvelle se répandit qu’on avait assassiné le Président Kennedy à Dallas. La bourse ferma de bonne heure après une dégringolade calamiteuse, et Martinson baissa le rideau et me renvoya, hébété, dans la rue. J’avais du mal à accepter la succession des événements. Quelqu’un a tiré sur le Président… Quelqu’un a tiré sur le Président… Le Président a été atteint d’une balle dans la tête… Le Président est dans un état critique… Le Président vient d’être évacué d’urgence à l’hôpital de Parkland… Le Président a reçu l’extrême-onction… Le Président est mort. Je ne me suis jamais particulièrement intéressé à la politique, mais la nouvelle avait sur moi un effet dévastateur. Kennedy était le seul candidat présidentiel pour qui j’aie jamais voté qui ait gagné ensuite, et maintenant ils l’assassinaient. L’histoire de ma vie comprimée en une parabole sanglante. Désormais, ce serait le Président Johnson. Pourrais-je m’adapter ? Je m’accroche aux zones de stabilité. Quand j’avais dix ans et que Roosevelt est mort, Roosevelt qui avait été Président toute ma vie, je retournai les syllabes peu familières de Président Truman sur le bout de ma langue pour voir si je pouvais m’accoutumer à elles. Mais je décidai de les rejeter aussitôt en me disant que je l’appellerais aussi Président Roosevelt, car j’étais habitué à donner ce nom au Président des États-Unis.
Cet après-midi de novembre, je captai des émanations de peur de tous les côtés en rentrant hâtivement chez moi. L’atmosphère de paranoïa était générale. Les gens rentraient les épaules en regardant les autres d’un air suspicieux. Des visages de femmes apparaissaient, livides, derrière les rideaux de leurs appartements, au-dessus des rues silencieuses. Les automobilistes regardaient prudemment dans toutes les directions aux carrefours, comme s’ils s’attendaient à voir les tanks envahir Broadway. (À ce moment-là, on croyait généralement que l’assassinat était le premier coup porté par les auteurs d’un putsch de droite.) Personne ne s’attardait dans la rue. Tout le monde courait s’abriter. N’importe quoi pouvait arriver maintenant. Des meutes de loups pouvaient déboucher dans Riverside Drive. Des patriotes excités pouvaient déclencher un pogrom. De mon appartement – le verrou mis et les volets bouclés – j’essayai de te téléphoner à ton centre d’informatique, pensant que tu n’avais peut-être pas appris la nouvelle, ou simplement poussé par le désir d’entendre ta voix dans ces circonstances traumatisantes. Les lignes téléphoniques étaient embouteillées. Je renonçai au bout de vingt minutes d’essais. Puis, errant désœuvré de la chambre au living et inversement, agrippé à mon transistor, tripotant le cadran pour essayer de trouver une station dont le commentateur m’annoncerait qu’il vivait encore malgré tout, je passai par la cuisine et je trouvai ton mot sur la table, où tu me disais que tu me quittais, que tu ne pouvais plus vivre avec moi. Le mot était daté de ce matin 10 h 30, avant l’assassinat, dans une ère différente. Je me précipitai vers le placard de la chambre et vis ce qui m’avait échappé jusqu’alors, que toutes tes affaires avaient disparu. Quand une femme me quitte, elle le fait toujours brusquement et furtivement, sans le moindre avertissement préalable.