V
Aldous Huxley pensait que l’évolution a construit notre cerveau de manière à lui faire jouer le rôle d’un filtre face à l’afflux de tout ce qui nous est inutile dans notre lutte pour le pain quotidien. Visions, expériences mystiques, phénomènes psi tels que des messages télépathiques en provenance d’autres cerveaux – toutes sortes de choses dans ce genre envahiraient perpétuellement notre esprit s’il n’y avait l’action de ce que Huxley a nommé, dans un petit livre appelé Le Ciel et l’Enfer, « la soupape de réduction cérébrale ». Bénie soit la soupape de réduction cérébrale ! Si l’évolution ne nous en avait dotés, nous serions sans cesse distraits par des visions d’une incroyable beauté, par des intuitions spirituelles d’une grandeur écrasante et par des contacts brûlants, sans dissimulation possible, d’esprit à esprit avec nos semblables. Heureusement que l’action de la soupape nous protège – presque tous – de ces choses-là, et nous rend libres de vaquer à nos existences quotidiennes consistant à acheter bon marché pour revendre le plus cher possible.
Bien sûr, il semble que certains d’entre nous naissent de temps à autre avec une soupape défectueuse. Je veux parler d’artistes tels que Bosch ou le Greco, dont les yeux ne voyaient pas le monde comme il apparaît aux vôtres et aux miens. Je veux parler des philosophes visionnaires, des extatiques et des chercheurs de nirvana. Je veux parler aussi des pauvres couillons de paumés capables de lire dans la pensée des autres. Des mutants. Des accidents génétiques.
Huxley croyait cependant que l’efficacité de la soupape de réduction cérébrale pouvait être diminuée par l’utilisation de différents moyens artificiels, afin de donner ainsi au commun des mortels accès aux matériaux extrasensoriels habituellement réservés à une poignée d’élus. Les drogues psychédéliques, pensait-il, avaient cette propriété. La mescaline, selon lui, contrarie la production d’enzymes qui régularisent la fonction cérébrale, et ce faisant « diminue l’efficacité du cerveau en tant qu’instrument orientant l’esprit sur les problèmes de la vie à la surface de notre planète. Ce qui… semble permettre l’accès à la conscience claire d’un certain nombre de catégories d’événements mentaux, normalement exclues parce qu’elles ne possèdent aucune valeur de survie. Des intrusions similaires de matériaux biologiquement inutiles mais esthétiquement, et parfois spirituellement, précieux, peuvent se produire comme conséquence de la maladie ou de la fatigue ; ils peuvent également être provoqués par le jeûne, ou par une période de confinement dans un endroit totalement obscur et silencieux. »
En ce qui le concerne, David Selig ne peut pas dire que les drogues psychédéliques lui aient tellement réussi. Il n’en a fait qu’une seule fois l’expérience, et elle n’a pas été heureuse. C’était pendant l’été 1968, quand il vivait avec Toni.
Si Huxley accordait beaucoup d’importance aux substances psychédéliques, il ne les considérait pas comme la seule voie d’accès aux expériences visionnaires. Le jeûne et la mortification physique y conduisaient aussi. Il parlait de mystiques qui utilisaient régulièrement sur eux-mêmes le martial de cuir à nœuds, ou même le knout à pointes d’acier. Ces auto-flagellations équivalaient à une opération chirurgicale avancée sans anesthésie, et leur effet sur la chimie corporelle du pénitent était considérable. De grandes quantités d’histamine et d’adrénaline étaient libérées par l’action du fouet proprement dite, et lorsque les blessures infligées commençaient à s’infecter (la chose était à peu près inévitable avant l’apparition du savon), diverses substances toxiques provenant de la décomposition des protéines se mêlaient au sang. Mais l’histamine produit un choc, et ce choc affecte l’esprit non moins profondément que le corps. En outre, de grandes quantités d’adrénaline peuvent engendrer des hallucinations, et l’on sait que certains des produits de sa décomposition provoquent des symptômes rappelant ceux de la schizophrénie. Quant aux toxines libérées par les plaies, elles bouleversent la production d’enzymes régularisant l’activité du cerveau, et réduisent son efficacité en tant qu’instrument permettant de trouver sa voie dans un monde où survivent les créatures biologiquement les plus aptes. C’est peut-être la raison pour laquelle le Curé d’Ars répétait, à l’époque où il était libre de se flageller sans merci, que Dieu ne pouvait rien lui refuser. En d’autres termes, là où le remords, l’aversion de soi et la peur de l’enfer libèrent l’adrénaline, là où l’auto-chirurgie libère l’histamine en même temps que l’adrénaline, et où les plaies infectées déversent dans le flux sanguin des protéines en décomposition, l’efficacité de la soupape de réduction cérébrale est diminuée, et des aspects inhabituels de l’Esprit Elargi (comprenant des phénomènes psi, des visions et, s’il est suffisamment préparé sur les plans éthique et philosophique, des expériences mystiques) envahissent la conscience de l’ascète.
Le remords, l’aversion de soi et la peur de l’enfer. Le jeûne et la prière. Le fouet et les chaînes. Les plaies infectées. À chacun son trip, je suppose. Libre à vous d’essayer. À mesure que le pouvoir s’estompe en moi et que meurt le don sacré, je caresse l’idée d’essayer de le raviver par des moyens artificiels. L’acide, la mescaline, la psilocybine ? Je ne sais pas si j’ai tellement envie de recommencer. La mortification de la chair ? Le moyen me paraît un peu archaïque, comme de partir pour les croisades ou de porter des guêtres. Ce n’est pas ce qui convient en 1976. Je doute d’ailleurs de pouvoir m’avancer bien loin dans la voie de la flagellation. Que me reste-t-il alors ? Le jeûne et la prière ? Je suppose que je pourrais jeûner. Prier ? Qui ? De quoi ? Je me sentirais idiot. Cher Dieu, rendez-moi mon pouvoir. Moïse de mon cœur, aide-moi je t’en supplie. Des conneries, tout ça. Les Juifs ne prient jamais pour demander une faveur, parce qu’ils savent qu’ils n’auront pas de réponse. Qu’est-ce qu’il me reste ? Le remords, l’aversion de soi et la peur de l’enfer ? J’ai déjà ces trois choses, et elles ne m’aident pas. Il faudra essayer une nouvelle méthode. Inventer quelque chose. La flagellation de l’esprit, peut-être ? Oui, je vais essayer. Je vais fourbir mes gourdins métaphoriques. La flagellation de l’esprit déclinant, vacillant, tremblotant. L’esprit traître et haïssable.
VI
Mais pourquoi David Selig tient-il à retrouver un pouvoir ? Pourquoi ne pas le laisser s’éteindre ? Il a toujours été une malédiction pour lui. Il l’a coupé de ses semblables, il l’a voué à une vie sans amour, laisse tomber, Duv. Laisse-le partir. Laisse-le te quitter. Mais d’un autre côté, sans ton pouvoir, qu’est-ce que tu es ? Sans cet unique, sans ce faible, sans ce périssable, sans cet inconsistant moyen de contact avec eux, comment pourras-tu les atteindre ? Ton pouvoir te relie à l’humanité, pour le meilleur et pour le pire, et c’est la seule attache que tu aies. Avoue-le. Tu ne peux pas te permettre de le laisser filer. Tu l’aimes et tu le méprises en même temps, ce don que tu possèdes. Tu as peur de le perdre, malgré tout le mal qu’il t’a causé. Tu es prêt à te battre pour te raccrocher à ses derniers lambeaux, même si tu sais d’avance que le combat est perdu. Lutte donc. Relis Huxley. Essaie l’acide, si tu l’oses. Essaie la flagellation. Essaie au moins le jeûne. Je renonce au chow mein. Je renonce au rouleau de printemps. Glissons une nouvelle feuille dans la machine et attaquons-nous à Ulysse en tant que symbole de la société.