Puis-je reconstruire Toni ? Essayons en quelques touches rapides. Elle avait vingt-quatre ans cette année-là. Une longue fille souple, un mètre soixante-six, un mètre soixante-sept. Mince. Agile et maladroite en même temps. De longues jambes, de longs bras, les poignets et les chevilles minces. Des cheveux d’un noir brillant, raides, tombant en cascade sur ses épaules. Le regard vif et chaud, les yeux marron, alertes et étonnés. Une fille maligne, pleine d’esprit, pas tellement bien éduquée mais extraordinairement sensée. Un visage d’une beauté pas du tout conventionnelle : trop de bouche, trop de nez, des pommettes trop hautes, mais dégageant un charme érotique certain, suffisant en tout cas pour faire tourner pas mal de têtes lorsqu’elle entre quelque part. La poitrine lourde et ample. J’aime les femmes qui ont de gros nénés.
J’ai besoin d’un endroit où reposer ma tête fatiguée. Si souvent fatiguée. Ma mère faisait un pauvre 22-A. Pas d’oreillers confortables, ça. Elle n’aurait pas pu me nourrir au sein même si elle l’avait voulu, et elle ne voulait pas. (Lui pardonnerai-je jamais de m’avoir laissé échapper de son ventre ? Ah, Selig, un peu de piété filiale, pour l’amour du Ciel !)
Je n’ai regardé dans l’esprit de Toni que deux fois, la première le jour où je l’ai rencontrée et la deuxième deux semaines plus tard, plus une troisième fois il est vrai le jour où nous avons rompu. La troisième était un accident désastreux. La deuxième avait été plus ou moins un accident également, mais pas tout à fait. Seule la première fois était entièrement délibérée. Après m’être rendu compte que je l’aimais, j’avais pris bien soin de ne plus jamais l’épier dans sa tête. Celui qui regarde par le trou de la serrure s’expose à voir des choses déplaisantes pour lui. Une leçon que j’ai apprise très jeune. De plus, je ne voulais pas que Toni se doute de mon pouvoir. J’avais peur que cela ne la fasse fuir. Ma malédiction.
Cet été-là, je travaillais à quatre-vingt-cinq dollars par semaine, dernier en date de mon infinie série d’emplois de toutes sortes, comme assistant d’un écrivain professionnel bien connu qui préparait un énorme livre sur les machinations politiques qui avaient précédé la fondation de l’État d’Israël. À raison de huit heures par jour, je parcourais pour lui les collections de vieux journaux dans les entrailles de la bibliothèque de Columbia. Toni était secrétaire de rédaction dans la maison d’éditions qui publiait son livre. Je la rencontrai un après-midi vers la fin du printemps dans l’appartement sophistiqué de l’écrivain situé dans East End Avenue. J’y allais pour remettre une pile de notes sur les discours de la campagne présidentielle d’Harry Truman en 1948, et elle se trouvait là, en train de discuter de certaines coupures à faire dans les premiers chapitres. Sa beauté me frappa vivement. Je n’avais pas eu de femme depuis des mois. Je supposai automatiquement qu’elle était sa maîtresse – coucher avec les directeurs d’édition est, dit-on, une pratique courante à certains niveaux élevés de la profession littéraire – mais mon vieil instinct de voyeur me mit rapidement au courant. Je lançai une sonde rapide vers lui, et je constatai que son esprit était un cloaque de désirs frustrés. Il la convoitait ardemment, mais il était clair qu’elle ne répondait pas du tout à ses avances. Puis je lançai un coup de sonde dans son esprit à elle. Je m’enfonçai profondément dans un terrain riche et chaud. Rapidement, je m’orientai. Quelques fragments épars d’autobiographie me bombardèrent, d’une manière incohérente et non linéaire : un divorce, quelques bonnes expériences sexuelles et quelques mauvaises, un voyage aux Caraïbes, tout cela flottant n’importe comment à la manière chaotique habituelle. Je laissai cela de côté, et je cherchai ce qui m’intéressait. Non, elle ne couchait pas avec l’écrivain. Physiquement, il représentait pour elle le zéro absolu. (Étrange. J’aurais cru au contraire qu’il possédait un attrait romantique, pour autant qu’une âme strictement hétérosexuelle comme la mienne soit capable de juger de ces choses-là.) Elle n’aimait même pas ce qu’il écrivait, constatai-je. Puis, sondant toujours au hasard, je découvris une autre chose, beaucoup plus surprenante : je ne semblais pas la laisser indifférente. Une pensée explicite me frappa : Je me demande s’il est libre ce soir. Son regard se posait sur l’assistant déjà plus tout jeune (trente-trois ans, et déjà un peu dégarni au sommet de la tête), et elle ne le trouvait pas si repoussant que ça. Je fus si secoué par cette découverte – ses yeux noirs expressifs, ses jambes érotiques, tout cela dirigé vers moi – que je me dépêchai de sortir de sa tête.
« Voilà les notes sur Truman », dis-je à mon employeur. « Il y en a d’autres qui arrivent de la Bibliothèque Truman, dans le Missouri. »
Nous discutâmes encore quelques minutes sur le prochain travail qu’il voulait me confier, puis je fis mine de prendre congé, avec un rapide regard en coulisse dans sa direction à elle.
« Attendez », dit-elle. « Nous pouvons faire un bout de chemin ensemble. J’ai terminé ici. »
L’homme de lettres me lança un regard envieux et empoisonné. Oh, merde, encore un emploi de perdu. Mais il nous dit au revoir fort courtoisement. Dans l’ascenseur, nous restâmes chacun dans notre coin, avec un mur vibrant de tension et de désir qui nous séparait et nous unissait en même temps. Je devais lutter contre moi-même pour m’empêcher de lire dans sa pensée. J’étais terrorisé à l’idée de trouver non pas la mauvaise réponse, mais la bonne. Dans la rue, nous restâmes un instant indécis, nerveux. Finalement, je déclarai que j’allais arrêter un taxi pour me diriger vers Upper West Side – moi, un taxi, avec quatre-vingt-cinq dollars par semaine ! – et si je pouvais la déposer quelque part… Elle déclara qu’elle habitait à l’intersection de la 105e Rue et de West End Avenue. Pas trop loin. Quand le taxi s’arrêta devant chez elle, elle m’invita à monter boire un verre. Trois pièces, meublées de manière ordinaire : surtout des livres, des disques, des carpettes un peu partout, des posters. Elle nous servit un peu de vin, et je la saisis aux épaules et la fis pivoter contre moi pour l’embrasser. Elle tremblait dans mes bras ; ou était-ce moi ?
Un peu plus tard dans la soirée, devant un bol de soupe chinoise au Great Shanghai, elle m’annonça qu’elle devait déménager trois jours plus tard. L’appartement était à un garçon avec qui elle avait rompu quelques jours plus tôt. Elle n’avait pas d’autre endroit où aller. « Je n’ai qu’une pièce pas formidable », lui dis-je, « mais il y a un lit à deux places. » Sourires timides. C’est ainsi qu’elle est venue vivre chez moi. Je ne croyais pas qu’elle était amoureuse de moi, pas du tout, et je n’avais pas l’intention de le lui demander. Si ce qu’elle ressentait pour moi n’était pas de l’amour, cela me suffisait quand même. C’était le mieux que je pouvais espérer. Et dans le secret de ma propre tête, je ressentais de l’amour pour elle. Elle avait eu besoin d’un abri dans la tourmente. Je le lui avais offert. Si c’était tout ce que je représentais pour elle, tant pis. Il y avait tout le temps pour que les choses mûrissent.
Nous ne dormîmes pas beaucoup les deux premières semaines. Pas parce que nous baisions tout le temps, non, bien qu’il y eût aussi de ça, mais nous parlions. Nous étions nouveaux l’un à l’autre, et c’est le meilleur moment d’une liaison, quand il y a tout un passé à partager, quand les choses se déversent d’elles-mêmes et qu’il n’y a pas besoin de chercher quoi dire. (Tout ne s’extériorisait pas, cependant. L’unique chose que je lui cachai était le fait central de ma vie, celui qui conditionnait tout ce que j’étais.) Elle me raconta son mariage – très jeune, à vingt ans, et aussi éphémère que vide – suivi de nombreux hommes, d’une incursion dans l’occultisme et la thérapeutique de Reich, puis de la découverte de sa vocation nouvelle dans l’édition. Semaines vertigineuses.