– Peu importe le costume: elle est en deuil; elle ne peut mettre autre chose. La robe qu'elle a est parfaitement convenable. Seulement du linge un peu plus frais, un fichu…
En effet, le fichu et le linge que l'on voyait laissaient fort à désirer.
– Tout de suite, fit Pavel Pavlovitch avec empressement; on va lui donner, tout de suite le linge nécessaire; il est chez Maria Sysoevna.
– Alors il faudrait chercher une voiture, fit Veltchaninov, et très vite, si c'est possible.
Mais un obstacle surgit: Lisa résista de toutes ses forces. Elle avait écouté avec terreur; et si Veltchaninov, tandis qu'il cherchait à persuader Pavel Pavlovitch, avait eu le temps de la regarder avec un peu d'attention, il aurait vu sur ses traits l'expression du plus profond désespoir.
– Je n'irai pas, dit-elle énergiquement et gravement.
– Voilà, vous voyez… tout à fait sa maman!
– Je ne suis pas comme maman! je ne suis pas comme maman! – cria Lisa, en tordant désespérément ses petites mains, comme si elle se défendait du reproche de ressembler à sa mère. – Papa, papa, si vous m'abandonnez…
Tout à coup elle se retourna vers Veltchaninov, qui fut terrifié:
– Et vous, si vous m'emmenez, je…
Elle ne put en dire davantage; Pavel Pavlovitch l'avait saisie par la main, et, brutalement, avec colère, la traînait vers la chambrette. Il sortit de là, pendant quelques minutes, des chuchotements et des sanglots étouffés. Veltchaninov allait y pénétrer lui-même, lorsque Pavel Pavlovitch revint, et lui dit avec un sourire contraint qu'elle serait tout de suite prête à partir. Veltchaninov fit effort pour ne pas le regarder, et détourna les yeux.
Maria Sysoevna entra: c'était la femme qu'il avait croisée dans le corridor. Elle apportait du linge, qu'elle disposa dans un joli petit sac, pour Lisa.
– Alors, c'est vous, petit père, qui emmenez l'enfant? dit-elle en s'adressant à Veltchaninov, vous avez une famille? C'est très bien, petit père, ce que vous faites; elle est très douce; vous la sauvez d'un enfer.
– Allons, Maria Sysoevna! grogna Pavel Pavlovitch.
– Eh bien, quoi? Est-ce que ce n'est pas un enfer, ici? Est-ce que ce n'est pas une honte de se conduire comme vous faites devant une enfant qui est d'âge à comprendre?… Vous voulez une voiture, petit père? pour Lesnoïé, n'est-ce pas?
– Oui, oui.
– Eh bien donc, bon voyage!
Lisa sortit, toute pâle, les yeux baissés et prit le sac. Elle n'eut pas un regard pour Veltchaninov; elle se contenait; elle ne se jeta pas, comme tout à l'heure, dans les bras de son père, pour lui dire adieu: il était clair qu'elle ne voulait pas même le regarder. Le père l'embrassa posément sur le front et la caressa; les lèvres de l'enfant se serrèrent, son menton trembla, elle ne levait toujours pas les yeux vers son père. Pavel Pavlovitch pâlit, ses mains tremblèrent; Veltchaninov s'en aperçut, bien qu'il se contraignît de tout son effort pour ne pas le regarder. Il n'avait qu'un désir, partir au plus vite. «Tout cela, ce n'est pas ma faute, pensait-il, il fallait bien que cela arrivât.» Ils descendirent. Maria Sysoevna embrassa Lisa; et c'est alors seulement, quand déjà elle était dans la voiture, que Lisa leva les yeux sur son père, joignit les mains et poussa un cri. Encore un moment, et elle se serait jetée hors de la voiture pour courir à lui, mais déjà les chevaux étaient en marche.
VI NOUVELLE FANTAISIE D'UN OISIF
– Vous vous trouvez mal? dit Veltchaninov effrayé; je vais faire arrêter, je vais faire apporter de l'eau…
Elle leva sur lui un regard violent, plein de reproches.
– Où m'emmenez-vous? fit-elle d'une voix sèche et coupante.
– Chez d'excellentes gens, Lisa. Ils sont maintenant à la campagne; la maison est très agréable; il y a là beaucoup d'enfants, qui vous aimeront tous; ils sont gentils… Ne soyez pas fâchée contre moi, Lisa, je ne vous veux que du bien…
Un ami qui l'eût vu à ce moment l'eût trouvé étrangement changé.
– Que vous êtes… que vous êtes… oh! que vous êtes méchant! s'écria Lisa, étouffée par les sanglots, en le regardant de ses beaux yeux brillants de colère.
– Mais, Lisa, je…
– Vous êtes un méchant, un méchant, un méchant!
Elle serrait les poings. Veltchaninov était anéanti.
– Lisa, ma petite Lisa, si vous saviez la peine que vous me faites!
– C'est bien vrai, qu'il viendra demain? C'est bien vrai? demanda-t-elle d'une voix impérieuse.
– Oui, oui, bien vrai! Je l'amènerai moi-même; j'irai le prendre et je l'amènerai.
– Vous ne pourrez pas: il ne viendra pas, murmura Lisa, en baissant les yeux.
– Pourquoi?… Est-ce qu'il ne vous aime pas, Lisa?
– Non, il ne m'aime pas.
– Dites, est-ce qu'il vous a fait de la peine?
Lisa le regarda d'un air sombre, et ne répondit pas. Puis elle se détourna, et garda les yeux baissés, obstinément. Il essaya de la calmer, il lui parla avec feu, dans une sorte de fièvre. Lisa écoutait d'un air défiant et hostile, mais écoutait. Il était heureux qu'elle fût si attentive; il se mit à lui expliquer ce que c'est qu'un homme qui boit. Il lui disait qu'il aimait, lui aussi, son père, et qu'il veillerait sur lui. Lisa leva enfin les yeux, et le regarda fixement. Il lui raconta comment il avait connu sa maman, et s'aperçut qu'elle s'intéressait à son récit. Peu à peu l'enfant commença à répondre à ses questions, mais de mauvais gré, par monosyllabes, d'un air soupçonneux. Aux questions les plus importantes elle ne répondait rien; elle gardait un silence obstiné sur tout ce qui avait trait à ses relations avec son père.
Tout en lui parlant, Veltchaninov lui prit la main, comme tantôt, et la garda dans les siennes, et elle ne la retira pas. L'enfant ne se tut pas jusqu'au bout; elle finit par lui répondre, en termes confus, qu'elle avait aimé son père plus que sa mère, parce que jadis il l'aimait beaucoup et que sa mère l'aimait moins; mais que maman, au moment de mourir, l'avait embrassée très fort, et avait beaucoup pleuré, quand tout le monde avait eu quitté la chambre et qu'elles étaient restées seules toutes les deux… et que maintenant elle aimait sa mère plus que tout le monde, et l'aimait chaque jour davantage.
Mais l'enfant était très fière: lorsqu'elle s'aperçut qu'elle s'était laissée aller à parler, elle se referma et se tut; maintenant c'est avec une expression de haine qu'elle regardait Veltchaninov, qui l'avait amenée à lui en dire tant. Vers la fin de la route, ses nerfs étaient apaisés, mais elle restait pensive, l'air sombre, sauvage et dur. Elle semblait cependant souffrir moins à l'idée qu'on la conduisait chez des inconnus, dans une maison où elle n'avait jamais été. Ce qui l'obsédait, c'était autre chose, et Veltchaninov le devinait: elle était honteuse de lui, elle était honteuse que son père l'eût abandonnée si facilement à un autre, qu'il l'eût comme jetée aux mains d'un autre.
«Elle est malade, songeait-il, très malade, peut-être; on l'a trop fait souffrir… Ah! l'ivrogne, l'être abject! Je te comprends, maintenant!…» Il pressa le cocher. Il comptait, pour elle, sur la campagne, le grand air, le jardin, les enfants, le changement, une vie nouvelle; et puis, après cela… Quant à ce qui arriverait, après cela, il n'y songeait pas le moins du monde; il était tout entier à l'espérance. Il ne voyait qu'une chose: c'est que jamais il n'avait ressenti ce qu'il ressentait maintenant et que jamais, de toute sa vie, il ne l'oublierait! «Le voilà, le vrai but de la vie! la voilà, la vraie vie!» pensait-il, tout transporté.