Les idées lui venaient en foule, mais il ne s'y arrêtait pas, se refusait à entrer dans les détails. Prises en gros, les choses étaient très simples, iraient sans qu'on y mît la main. Le plan d'ensemble se dessinait de lui-même: «Il y aura moyen, songeait-il, de faire marcher ce misérable, en nous y mettant tous. Il a beau ne nous avoir confié Lisa que pour peu de temps, il faudra qu'il la laisse à Pétersbourg, chez les Pogoreltsev, et qu'il s'en aille tout seuclass="underline" et Lisa me restera. Voilà tout: pourquoi se monter la tête davantage? Et puis… et puis, après tout, c'est bien ce qu'il désire lui-même: autrement pourquoi la tourmenterait-il comme il fait?»
Enfin ils arrivèrent. La maison des Pogoreltsev était en effet un charmant petit nid. Une troupe bruyante d'enfants vint se répandre sur le perron, pour les accueillir. Il y avait longtemps que Veltchaninov n'était venu, et la joie des enfants fut extrême, car ils l'aimaient bien. Avant même qu'il fût descendu de voiture, les plus grands lui crièrent:
– Eh bien, et votre procès? où en est votre procès?
Et tous les autres, jusqu'au plus petit, répétèrent la question, avec des rires. C'était une habitude, de le taquiner au sujet de son procès. Mais lorsqu'ils virent Lisa, ils l'entourèrent aussitôt, et se mirent à l'examiner, avec la curiosité silencieuse et attentive des enfants. Au même instant, Klavdia Petrovna sortait de la maison, et, derrière elle, son mari. Eux aussi, leur premier mot fut pour lui demander en riant où en était son procès.
Klavdia Petrovna était une femme de trente-sept ans, brune, forte, encore jolie, le teint frais, avec des couleurs. Son mari était un homme de cinquante-cinq ans, intelligent et fin, surtout très bon. Leur maison était vraiment, pour Veltchaninov, «un coin de famille», comme il disait. Voici pourquoi.
Vingt ans auparavant, Klavdia Petrovna avait failli épouser Veltchaninov, alors qu'il était encore un étudiant, presque un enfant. Ç'avait été le premier amour, l'amour ardent, l'amour absurde et admirable. Tout cela avait fini par son mariage avec Pogoreltsev. Ils se retrouvèrent cinq ans plus tard, et leur amour de jadis devint une amitié franche et calme. De l'ancienne passion il ne subsistait qu'une sorte de lueur chaude, qui colorait et échauffait leurs relations d'amitié. Il n'y avait rien que de pur et que d'irréprochable dans le souvenir que Veltchaninov conservait du passé, et il y tenait d’autant plus que c'était là, peut-être, une chose unique en sa vie. Ici, dans cette famille, il était simple, naïf et bon, il était aux petits soins pour les enfants, ne s'emportait jamais, acquiesçait à tout, sans réserve. Plus d'une fois il déclara aux Pogoreltsev qu'il vivrait encore quelque temps dans le monde, et qu'ensuite il viendrait s'installer chez eux tout à fait, pour ne plus les quitter. À part lui, il songeait à ce projet, très sérieusement.
Il donna au sujet de Lisa toutes les explications nécessaires; au reste, l'expression de son désir suffisait, sans aucune explication. Klavdia Petrovna embrassa «l'orpheline», et promit de faire tout ce qui dépendrait d'elle. Les enfants prirent Lisa, et l'emmenèrent jouer au jardin. Après une demi-heure d'entretien animé, Veltchaninov se leva et prit congé. Il était si impatient de partir que tous s'en aperçurent. Tout le monde fut surpris: il était resté trois semaines sans venir, et voici qu'il s'en allait au bout d'une demi-heure. Il jura, en riant, qu'il reviendrait le lendemain. On remarqua qu'il était fort agité; tout à coup, il prit la main de Klavdia Petrovna, et, sous le prétexte qu'il avait oublié de lui dire quelque chose de très important, il l'emmena dans une pièce voisine.
– Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit – à vous seule, car votre mari lui-même l'ignore -, de l'année que j'ai vécue à T…?
– Je m'en souviens très bien; vous m'en avez souvent parlé.
– Ne dites pas que j'en ai «parlé»; dites que je m'en suis confessé, et à vous seule! Je ne vous ai jamais dit le nom de cette femme: c'était la femme de ce Trousotsky. Elle est morte, et Lisa est sa fille… et ma fille!
– Vraiment? Vous ne vous trompez pas? demanda Klavdia Petrovna, un peu troublée.
– Je suis certain, tout à fait certain de ne pas me tromper, dit Veltchaninov avec feu.
Et il lui raconta tout, aussi brièvement qu'il put, vivement, avec volubilité. Klavdia Petrovna, depuis longtemps, savait tout, sauf le nom de la femme. Veltchaninov avait toujours été plein de terreur à la seule idée que quelqu'un pût rencontrer madame Trousotskaïa, et s'étonner qu'il eût pu, lui, avoir tant d'amour pour elle; c'est au point qu'il avait dissimulé jusqu'à ce jour le nom de cette femme à Klavdia Petrovna elle-même, son aimée la plus entière.
– Et le père ne sait rien? demanda-t-elle, quand il eut achevé son récit.
– Non… Il sait… Enfin, c'est précisément là ce qui me tourmente: je n'arrive pas à y voir clair, reprit Veltchaninov avec chaleur. Il sait, il sait… je l'ai vu clairement aujourd'hui, et cette nuit. Mais jusqu'à quel point sait-il, voilà ce qu'il faut que je tire au clair, et c'est pour cela qu'il faut que je parte tout de suite. Il doit venir chez moi ce soir. Je n'arrive pas à comprendre d'où il pourrait savoir – je veux dire: savoir tout… Pour Bagaoutov, il n'y a pas de doute, il sait tout. Mais pour moi?… Vous connaissez les femmes! Dans ce cas-là, elles ne sont pas embarrassées pour donner confiance à leurs maris. Un ange aurait beau descendre du ciel, c'est sa femme que le mari croirait, et non pas l'ange… Ne secouez pas la tête, ne me condamnez pas; je me condamne moi-même, je me suis condamné, il y a longtemps, bien longtemps!… voyez-vous, tout à l'heure, chez lui, j'étais tellement convaincu qu'il sait tout que je me suis trahi moi-même, devant lui… Le croirez-vous? Je suis honteux de l'avoir reçu cette nuit avec la dernière grossièreté… Je vous raconterai, plus tard, tout cela en détail… Évidemment, il est venu chez moi avec l'intention de me faire comprendre qu'il savait l'offense, et qu'il connaissait l'offenseur. C'est l'unique raison de cette visite stupide, en état d'ivresse… Mais, après tout, cela est tout naturel de sa part! Il a certainement voulu me confondre. Moi, tout à l'heure, et cette nuit, je n'ai pu me contenir. Je me suis conduit comme un imbécile. Je me suis trahi. Aussi, pourquoi est-il venu à un moment où j'étais si peu maître de mes nerfs?… Je vous affirme qu'il tourmentait Lisa, la pauvre enfant, uniquement pour avoir sa revanche!… Je vous assure, c'est un pauvre homme, non pas un méchant homme. Il a maintenant tout l'air d'un grotesque, lui qui était jadis un homme si parfaitement rangé; mais, vraiment, c'est bien naturel qu'il en soit venu à se déranger. Voyez-vous, mon aimée, il faut être charitable. Voyez-vous, ma bien chère aimée, je veux être tout autre avec lui; je veux être très doux pour lui. Ce sera une bonne œuvre. Car, enfin, c'est moi qui ai tous les torts! Écoutez, il faut que vous le sachiez: une fois, à T…, j'ai eu tout à coup besoin de quatre mille roubles, et il me les a donnés à l'instant même, sans vouloir de reçu, avec une véritable joie de me rendre service, et moi j'ai accepté, et j'ai pris l'argent de ses mains, vous entendez, comme des mains d'un ami!
– Surtout, soyez plus prudent – répondit à ce flux de paroles Klavdia Petrovna, un peu inquiète -; agité comme vous l'êtes, vraiment j'ai peur pour vous. Certainement, Lisa est à présent ma fille, mais il y a encore dans tout cela tant de choses indécises!… L'essentiel, c'est que vous soyez dorénavant plus circonspect; il faut absolument être plus circonspect, lorsque vous vous sentez tant de bonheur et tant de chaleur; vous avez trop de générosité, quand vous êtes heureux – ajouta-t-elle avec un sourire.