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Ils sortirent tous pour accompagner Veltchaninov jusqu'à sa voiture; les enfants amenèrent Lisa, qui jouait avec eux au jardin. Ils la regardaient maintenant avec plus de stupéfaction qu'à l'arrivée. Lisa prit un air tout à fait farouche lorsque Veltchaninov l'embrassa devant tout le monde, lui dit adieu, et lui promit de nouveau, d'une manière formelle, de revenir le lendemain avec son père. Jusqu'au bout elle resta silencieuse, sans le regarder, mais brusquement elle lui prit les mains, l'entraîna à part, fixa sur lui des yeux suppliants: elle voulait lui dire quelque chose. Il l'emmena dans la pièce voisine.

– Qu'y a-t-il, Lisa? – demanda-t-il d'une voix tendre et persuasive; mais elle le regardait toujours d'un air craintif, et elle l'entraîna encore plus loin, jusqu'à un coin retiré: elle ne voulait pas qu'on pût les voir. – Dites, Lisa, qu'y a-t-il?

Elle se taisait, n'osait se résoudre à parler; ses yeux bleus restaient fixés sur lui, et une terreur éperdue se peignait sur les traits de son visage d'enfant.

– Il… il se pendra! dit-elle tout bas, comme en délire.

– Qui se pendra? demanda Veltchaninov épouvanté.

– Lui, lui!… Déjà, cette nuit, il a voulu se pendre! fit l'enfant d'une voix précipitée, hors d'haleine – oui, je l'ai vu! Tantôt il a voulu se pendre, il me l'a dit, il l'a dit! Il y a longtemps qu'il le voulait, toujours il le voulait… Je l'ai vu, cette nuit…

– Ce n'est pas possible! murmura Veltchaninov tout perplexe…

Soudain elle se jeta sur ses mains, et les baisa; elle pleurait, étouffée par les sanglots, elle le priait, le suppliait – et il n'arrivait à rien comprendre à cette crise de nerfs. Et toujours, par la suite, en état de veille ou en rêve, il revit ces yeux affolés de l’enfant éperdue qui le regardait avec terreur et avec un dernier reste d'espoir.

«Elle l'aime donc vraiment tant que cela? – songeait-il avec un sentiment de jalousie, tandis qu'il revenait à la ville dans un état d'impatience fébrile. – Tout à l'heure elle m'a dit elle-même qu'elle aimait bien plus sa mère… Qui sait? peut-être ne l'aime-t-elle nullement, peut-être le hait-elle!… Se pendre? Pourquoi dit-elle qu'il veut se pendre! Lui, l'imbécile, se pendre!… Il faut que je sache, et tout de suite! Il faut en finir, le plus tôt possible, et pour tout de bon!»

VII LE MARI ET L'AMANT S'EMBRASSENT

Il avait un impérieux désir de savoir, tout de suite. «Ce matin, j'étais tout ahuri; il m'a été impossible de me ressaisir, songeait-il, en se rappelant sa première rencontre avec Lisa, mais, à présent, il faut que j'arrive à savoir.» Pour hâter les choses, il fut sur le point de se faire conduire directement chez Trousotsky, mais il se ravisa aussitôt: «Non, il vaut mieux qu'il vienne chez moi; en attendant, il faut que je m'occupe d'en finir avec mes maudites affaires.»

Il courut à ses affaires avec une hâte fébrile; mais il sentit lui-même, cette fois, qu'il était trop distrait, et qu'il était hors d'état de s'appliquer. À cinq heures, comme il allait dîner, il lui vint soudainement à l'esprit une idée étrange, qu'il n'avait jamais eue: peut-être ne faisait-il, en effet, que retarder la solution de son affaire, avec sa manie de se mêler de tout, de tout brouiller, de courir les tribunaux, de harceler son avocat qui le fuyait. Cette hypothèse l'amusait. «Dire que si cette idée m'était venue hier, j'en aurais été désolé!» remarqua-t-il. Et sa gaieté redoubla.

Avec toute cette gaieté, sa distraction et son impatience grandissaient: peu à peu, il devint tout songeur; et sa pensée inquiète flottait de sujet en sujet, sans aboutir à aucune décision claire sur ce qui lui importait le plus.

«Il me le faut, cet homme, conclut-il; il faut que je lise jusqu'au fond de lui; et puis, il faudra en finir. Il n'y a qu'une solution: un duel!»

Lorsqu'il rentra chez lui à sept heures, il n'y trouva pas Pavel Pavlovitch, et il en fut extrêmement surpris.

Puis il passa de la surprise à la colère, de la colère à la tristesse, et, enfin, de la tristesse à la peur. «Dieu sait comment tout cela finira!» répétait-il, tantôt marchant à grands pas par la chambre, tantôt allongé sur son divan, toujours l'œil sur sa montre. Enfin, vers neuf heures, Pavel Pavlovitch arriva. «Si cet homme se joue de moi, il n'aura jamais plus beau jeu qu'à présent, tant je me sens peu maître de moi», songeait-il, en prenant son air le plus gai et le plus accueillant.

Il lui demanda vivement, de bonne humeur, pourquoi il avait tant tardé à venir. L'autre sourit d'un œil sournois, s'assit d’un air très dégagé, et jeta nonchalamment sur une chaise le chapeau au crêpe. Veltchaninov remarqua aussitôt ces allures et ouvrit l'œil.

Tranquillement, sans phrases inutiles, sans agitation superflue, il lui rendit compte de sa journée: il lui dit comment s'était passé le voyage, avec quelle bonne grâce Lisa avait été accueillie, le bénéfice qu'en retirerait sa santé; puis, insensiblement, comme s'il oubliait Lisa, il en vint à ne plus parler que des Pogoreltsev. Il vanta leur bonté, la vieille amitié qui l'unissait à eux, il dit l'homme excellent et distingué qu'était Pogoreltsev, et autres choses semblables. Pavel Pavlovitch écoutait d'un air distrait, et jetait de temps à autre à son interlocuteur un sourire incisif et sarcastique.

– Vous êtes un homme ardent, murmura-t-il enfin, avec un ricanement mauvais.

– Et vous, vous êtes aujourd'hui de bien méchante humeur, fit Veltchaninov, d'un ton fâché.

– Et pourquoi ne serais-je pas méchant comme tout le monde? s'écria Pavel Pavlovitch, en bondissant hors de son coin.

Il semblait n'avoir attendu qu'une occasion pour éclater.

– Vous êtes parfaitement libre! dit Veltchaninov en souriant. Je pensais qu'il vous était arrivé quelque chose.

– Oui, il m'est arrivé quelque chose, s'écria l'autre, bruyamment, comme s'il en était fier.

– Et quoi donc?

Pavel Pavlovitch tarda un peu à répondre:

– Toujours notre ami Stepan Mikhailovitch qui fait des siennes!… Oui, parfaitement, Bagaoutov, le plus galant gentleman de Pétersbourg, le jeune homme du meilleur monde!

– Est-ce qu'il a encore refusé de vous recevoir?

– Pas du tout: cette fois on m'a reçu, j'ai été admis à le voir, à contempler ses traits… Seulement, ce n'étaient plus que les traits d'un mort.

– Comment? Quoi? Bagaoutov est mort? fit Veltchaninov avec un étonnement profond, bien qu'il n'y eût rien là qui dût l'étonner si fort.

– Parfaitement! lui-même!… Ah! le brave, l'unique ami de six années!… C'est hier vers midi qu'il est mort, et je n'en ai rien su!… Qui sait? peut-être est-il mort à l'instant même où j'allais prendre de ses nouvelles! On l'enterre demain; il est déjà enseveli. Il est dans un cercueil de velours pourpre, à galons d'or… Il est mort d'un accès de fièvre chaude… On m'a laissé entrer, j'ai pu revoir ses traits. Je me suis présenté comme son ami véritable, c'est pour cela qu'on m'a laissé entrer… Voyez un peu, je vous prie, ce qu'il a fait de moi, ce cher ami de six années! C'est peut-être uniquement pour lui que je suis venu à Pétersbourg!

– Mais voyons, vous n'allez pas vous fâcher contre lui, fit Veltchaninov en souriant: vous ne pensez pas qu'il soit mort exprès!