– Comment donc! mais j'ai beaucoup de compassion pour lui, le très cher ami!… Tenez, voici tout ce qu'il était pour moi.
Et tout à coup, de la façon la plus inattendue, Pavel Pavlovitch porta deux doigts a son front chauve, et, les dressant de chaque côté, il se mit à rire, d'un rire calme, prolongé. Il resta ainsi toute une demi-minute, regardant avec une insolence méchante droit dans les yeux de Veltchaninov. Celui-ci fut stupéfait, comme s'il voyait un spectre; mais sa stupéfaction ne dura qu'un instant; un sourire railleur, froidement provocant, se dessina lentement sur ses lèvres.
– Qu'est-ce que tout cela veut dire? demanda-t-il nonchalamment, en traînant ses mots.
– Cela veut dire… ce que vous savez bien! répondit Pavel Pavlovitch, en ôtant enfin ses doigts de son front.
Tous deux se turent.
– Vous êtes vraiment un homme de cœur! reprit Veltchaninov.
– Pourquoi donc? Parce que je vous ai montré cela?… Savez-vous? Alexis Ivanovitch, vous feriez beaucoup mieux de m'offrir quelque chose. Je vous ai donné à boire, à T…, pendant une année entière, sans manquer un jour… Faites donc apporter une bouteille, j'ai le gosier sec.
– Avec plaisir; vous auriez dû le dire plus tôt… Que prenez-vous?
– Ne dites pas vous, dites nous: il faut que nous buvions ensemble, n'est-ce pas?
Et Pavel Pavlovitch le regardait, droit dans les yeux, d'un air de défi, avec une sorte d'inquiétude bizarre.
– Du champagne?
– Évidemment. Nous n'en sommes pas encore à l'eau-de-vie.
Veltchaninov se leva sans se presser, sonna Mavra, et lui donna l'ordre.
– Nous boirons à notre heureuse et joyeuse réunion, après neuf ans de séparation! – s'écria Pavel Pavlovitch, avec un éclat de rire absurde et qui avorta. – Maintenant c'est votre tour, c'est vous qui restez mon seul véritable ami! Fini, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov! C'est comme dit le poète:
C'en est fait du grand Patrocle,
Le vil Thersite est encore vivant!
Et, en prononçant le nom de Thersite, il se désignait lui-même du doigt.
«Allons donc, animal! explique-toi plus vite car je n'aime pas les sous-entendus», pensait Veltchaninov. La colère bouillait en lui, et il avait grand-peine à se contenir.
– Mais voyons, dites-moi, fit-il avec humeur, si vous avez des griefs certains contre Stepan Mikhailovitch (il ne l'appelait plus tout simplement Bagaoutov), vous devriez ressentir une joie très vive de la mort de votre offenseur; pourquoi donc semblez-vous en être fâché?
– De la joie? Quelle joie! Pourquoi de la joie?
– Ma foi, j'en juge en me mettant à votre place.
– Ha! ha! à ce compte vous vous trompez fort sur mes sentiments. Le sage l’a dit: «Un ennemi mort, c'est bien; un ennemi vivant, c'est encore mieux…» Ha! ha!
– Mais enfin vous l'avez vu vivant, chaque jour pendant cinq ans, je pense, et vous avez eu tout le temps de le contempler, fit Veltchaninov, d'une manière méchante et agressive.
– Mais est-ce que je savais, est-ce que je savais, alors? – s'écria vivement Pavel Pavlovitch, bondissant de nouveau de son coin; et l'on eût dit qu'il ressentait une joie à voir venir enfin la question qu'il attendait depuis longtemps; – mais voyons, Alexis Ivanovitch, pour qui donc me prenez-vous?
Et dans son regard brilla soudain une expression toute nouvelle, tout imprévue, qui transfigura tout d'un coup son visage jusque-là tordu par un ricanement mauvais et repoussant.
– Comment! vous ne saviez rien! fit Veltchaninov tout stupéfait.
– Ah! vraiment, vous vous imaginez que j'avais su! Ah ces Jupiter! Pour vous autres, un homme n'est guère plus qu'un chien, et vous croyez tout le monde fait sur le modèle de vos misérables petites natures!… Voilà pour vous! Attrapez!
Il frappa violemment du poing sur la table, mais tout aussitôt il s'effara lui-même de tant de bruit, il regarda autour de lui, d'un œil craintif.
Veltchaninov avait repris toute son assurance.
– Écoutez, Pavel Pavlovitch, il m'est parfaitement indifférent, convenez-en, que vous ayez su ou non. Si vous ne l'avez pas su, cela vous fait honneur, évidemment, bien que… Au reste je ne comprends même en aucune façon pourquoi vous m'avez pris pour confident.
– Ce n'est pas pour vous… ne vous fâchez pas… ce n'est pas pour vous… bégaya Pavel Pavlovitch, les yeux à terre.
Mavra entra, apportant le champagne.
– Ah, le voici! – s'écria Pavel Pavlovitch, visiblement enchanté de la diversion. – Des verres, petite mère, des verres! Parfait!… Bien, c'est tout ce qu'il nous faut. Il est débouché? Admirable, charmante créature! Très bien, vous pouvez nous laisser.
Il avait repris courage; de nouveau il regarda Veltchaninov en face, d'un air audacieux.
– Avouez donc, fît-il en ricanant, que tout cela vous intrigue terriblement, que tout cela est loin de vous être «parfaitement indifférent», comme vous avez bien voulu le dire, et que vous seriez attrapé si je me levais à l'instant même et si je m'en allais, sans rien vous expliquer.
– Vous êtes tout à fait dans l'erreur; je ne serais pas attrapé le moins du monde.
«Tu mens!» disait le sourire de Pavel Pavlovitch.
– Eh bien alors, buvons!
Et il remplit les verres.
– Buvons, reprit-il en levant son verre, à la santé posthume de ce pauvre ami, Stepan Mikhailovitch.
– Je ne boirai pas sur un toast pareil, dit Veltchaninov, qui posa son verre.
– Mais pourquoi donc? C'est un charmant petit toast.
– Voyons, vous étiez ivre en venant?
– Peuh! j'avais bu un peu. Pourquoi cela?
– Oh! rien de particulier; seulement j'avais cru voir, la nuit passée, et surtout ce matin, que vous aviez un regret sincère de la mort de Natalia Vassilievna.
– Et qui donc vous dit que mon regret est moins sincère à présent? fit Pavel Pavlovitch en bondissant de nouveau, comme mû par un ressort.
– Ce n'est pas là ce que je veux dire; mais enfin reconnaissez vous-même que vous avez pu vous tromper sur le compte de Stepan Mikhailovitch, et cela a de l'importance.
Pavel Pavlovitch ricana et cligna de l'œil.
– Ah! comme vous brûlez de savoir par quel procédé j'ai été instruit en ce qui concerne Stepan Mikhailovitch!
Veltchaninov rougit:
– Je vous répète encore que cela m'est égal.
«Si je le jetais dehors avec sa bouteille?» songeait-il. Et sa colère montait, et son visage s'empourprait.
– Allons! tout cela n'a pas d'importance, fit Pavel Pavlovitch, comme s'il voulait lui redonner du courage. Et il se remplit son verre.
– Je vais vous expliquer de suite comment j'ai tout appris, et satisfaire votre ardente curiosité… car vous êtes un homme ardent, Alexis Ivanovitch, un homme terriblement ardent! Ha! ha! Seulement, donnez-moi une cigarette, puisque depuis le mois de mars…
– Voici.
– Eh! oui, c'est depuis le mois de mars que je me suis gâté, Alexis Ivanovitch, et voici comment tout cela est arrivé. Écoutez. La phtisie, vous le savez bien, cher ami – il devenait de plus en plus familier -, la phtisie est une très curieuse maladie. Le plus souvent le phtisique meurt sans presque s'en douter. Je vous dirai que, cinq heures avant la fin, Natalia Vassilievna projetait encore d'aller voir, quinze jours plus tard, une tante à elle, qui demeurait à quarante verstes de là. D'autre part, vous connaissez certainement l'habitude, ou, pour mieux dire, la manie qu'ont beaucoup de femmes, et peut-être aussi beaucoup d'hommes, la manie de conserver les vieilles correspondances amoureuses… Le plus sûr, n'est-ce pas, c'est de les jeter au feu? Eh bien, non, le moindre chiffon de papier, il faut qu'elles le serrent précieusement dans des coffrets ou des nécessaires; même elles classent tout cela, bien numéroté, par années, par catégories, par séries. Je ne sais si elles y trouvent une consolation; mais il est certain qu'elles doivent y retrouver d'agréables souvenirs… Évidemment, lorsque, cinq heures avant la fin, elle projetait d'aller rendre visite à sa tante, Natalia Vassilievna ne songeait pas le moins du monde qu'elle allait mourir; elle n'y songeait même pas une heure avant, alors qu'elle demandait encore le docteur Koch. Il arriva ainsi qu'elle mourut, et que le coffret de bois noir incrusté de nacre et d'argent resta là, dans son bureau. Et c'était un charmant coffret, avec une mignonne petite clef, un coffret de famille, qui lui venait de sa grand-mère. Eh bien! c'est dans ce petit coffret qu'il y avait tout, mais tout, ce qui s'appelle tout: tout sans exception, tout depuis vingt ans, classé par années et par jours. Et comme Stepan Mikhailovitch avait un goût très prononcé pour la littérature, il y avait bien dans la boîte cent lettres de sa composition, de quoi faire une nouvelle très passionnée, pour une revue; – il est vrai que cela avait duré cinq ans. – Quelques lettres étaient annotées de la main de Natalia Vassilievna… C'est agréable pour un mari, ne trouvez-vous pas?