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Veltchaninov réfléchit un moment, et se rappela que jamais il n'avait écrit à Natalia Vassilievna la moindre lettre ni le moindre billet. De Pétersbourg il avait écrit deux lettres, mais elles étaient adressées aux deux époux, comme il avait été convenu. Il n'avait pas même répondu à la dernière lettre de Natalia Vassilievna, celle qui lui avait donné congé.

Quand il eut fini son récit, Pavel Pavlovitch se tut une minute entière, avec son sourire insolent et interrogatif.

– Pourquoi donc ne répondez-vous pas à ma petite question? fit-il avec insistance.

– Quelle petite question?

– Relativement aux sentiments agréables qu'éprouve un mari en découvrant la cassette.

– Eh! que m'importe! fit d'un air agité Veltchaninov, qui se leva et marcha de long en large par la chambre.

– Je parie que vous vous dites en ce moment: «L'animal, qui de lui-même fait montre de son déshonneur!» Ha! ha! Quel homme dégoûté vous faites!

– Je ne songe à rien de tel. Bien au contraire. Vous êtes extrêmement excité par la mort de l'homme qui vous a offensé, et puis, vous avez bu beaucoup de vin. Je ne vois rien là qui soit extraordinaire; je comprends parfaitement pourquoi vous teniez à ce que Bagaoutov vécût, et j'apprécie fort bien votre désappointement, mais…

– Et pourquoi donc, à votre avis, tenais-je tant à ce que Bagaoutov vécût?

– Cela, c'est votre affaire.

– Je parie que vous pensiez à un duel?

– Le diable vous emporte! s'écria Veltchaninov, de moins en moins maître de lui, ce que je pensais, c'est qu'un homme comme il faut… dans un cas de ce genre, ne s'abaisse pas aux bavardages saugrenus, aux grimaces stupides, aux gémissements ridicules et aux sous-entendus répugnants qui ne font que dégrader celui qui en use – mais qu'il agit franchement, ouvertement, sans réticences… en homme comme il faut!

– Ha! ha! et alors, je ne suis pas, moi, un homme comme il faut?

– Cela, encore une fois, c'est votre affaire… mais enfin pourquoi diable, après cela, aviez-vous tant besoin que Bagaoutov vécût?

– Pourquoi? Mais quand ce ne serait que pour le voir, le cher ami! Nous aurions fait chercher une bouteille, et nous l'aurions bue ensemble.

– Il aurait refusé de boire avec vous.

– Mais pourquoi donc? Noblesse oblige [1]! – Vous buvez bien avec moi; pourquoi aurait-il été plus délicat?

– Moi? je n'ai pas bu avec vous.

– Et pourquoi donc, tout à coup, tant d'orgueil?

Veltchaninov éclata de rire, d'un rire nerveux et agité.

– Oh! mais décidément, vous êtes véritablement féroce! Et moi qui croyais que vous étiez tout bonnement un «éternel mari»!

– Comment, un «éternel mari»? Qu'entendez-vous par là? fit Pavel Pavlovitch, qui dressa l'oreille.

– Oh rien, un type de mari. C'est trop long à raconter. Et puis voyons, il faut vous en aller; il est temps; vous m'ennuyez!

– Et pourquoi «féroce»? Vous avez dit «féroce».

– Je vous ai dit, en manière de plaisanterie, que vous êtes véritablement féroce.

– Qu'entendez-vous par là? Je vous en prie, Alexis Ivanovitch, dites-le-moi, pour l'amour de Dieu ou pour l'amour du Christ!

– Allons, en voilà assez! s'écria Veltchaninov avec colère: il est temps, allez-vous-en!

– Non, pas encore assez! fit Pavel Pavlovitch, d'une voix vibrante. Il est possible que je vous ennuie, mais je ne m'en irai pas ainsi, parce qu'avant de m'en aller je veux boire avec vous, trinquer avec vous. Buvons, et puis je m'en irai, mais pas avant!

– Voyons, Pavel Pavlovitch, vous en irez-vous au diable, oui ou non?

– J'irai au diable, mais quand nous aurons bu! Vous avez dit que vous ne vouliez pas boire avec moi; eh bien, moi, je veux que vous buviez avec moi!

Il ne ricanait plus, ne dissimulait plus. Dans tous les traits de son visage, il s'était fait une transformation si complète que Veltchaninov en fut stupéfait.

– Allons donc, Alexis Ivanovitch, buvons; allons, vous ne me le refuserez pas! continua Pavel Pavlovitch en lui saisissant fortement la main et en fixant sur lui un regard étrange.

Maintenant, il s'agissait à présent d'autre chose que d'un verre de vin.

– Enfin, si vous le voulez, murmura l'autre; mais, vous voyez, il n'y a plus que le fond…

– Il en reste juste deux verres et le fond n'est pas trouble; allons, buvons et trinquons! Ayez la bonté de prendre votre verre.

Ils trinquèrent et burent.

– Eh bien, à présent… puisqu'il en est ainsi… Ah!…

Pavel Pavlovitch prit son front dans sa main et resta ainsi quelques instants. Veltchaninov attendait; il croyait que, cette fois, l'autre allait tout dire, jusqu'au dernier mot. Mais Pavel Pavlovitch ne dit rien. Il regardait Veltchaninov paisiblement, la bouche tordue dans un sourire grimaçant et sarcastique.

– Enfin, que voulez-vous de moi, ivrogne? Vous vous moquez de moi! s'écria Veltchaninov d'une voix furieuse, en frappant du pied.

– Ne criez pas, ne criez pas, pourquoi crier? dit l’autre, très vite, en le calmant du geste. Je ne me moque pas!… Ah! Savez-vous ce que vous êtes, ce qu'à présent vous êtes pour moi?

Et d'un mouvement rapide il lui prit la main et la baisa. Veltchaninov n'eut pas le temps de la retirer.

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[1] En français dans le texte