Ce qui lui revint d'abord en mémoire, c'était non des états de sensibilité, mais des choses qui jadis l'avaient froissé; il se rappelait certains insuccès mondains, certaines humiliations: il se rappelait, par exemple, les «calomnies d'un intrigant» à la suite desquelles il avait cessé d'être reçu dans une maison – ou encore comment, il n'y avait pas si longtemps, il avait subi une offense préméditée et publique, sans en demander raison -; comment, un jour, dans une société de femmes du meilleur monde, il avait été atteint par une épigramme fort aiguisée, à laquelle il n'avait rien trouvé à répondre. Il se rappelait encore deux ou trois dettes qu'il n'avait pas éteintes, dettes insignifiantes, c'est vrai, mais dettes d'honneur, contractées envers des gens qu'il ne voyait plus et dont il lui arrivait de dire du mal. Il souffrait aussi, mais seulement à ses pires moments, à l'idée qu'il avait gaspillé de la plus sotte façon deux fortunes, l'une et l'autre importantes. Mais bientôt ce fut le tour des souvenirs et des regrets d'ordre «supérieur».
Tout à coup, par exemple, «sans rime ni raison», surgissait, du fond d'un oubli absolu, la figure d'un bon vieux petit fonctionnaire, grisonnant et comique, qu'un jour, il y avait longtemps, longtemps, il avait offensé, impunément, par pure fanfaronnade: il l'avait fait uniquement pour placer un mot drôle qui lui avait fait honneur, et qui ensuite avait couru. Il avait si bien oublié toute cette histoire qu'il n'arrivait pas à retrouver le nom du petit vieux; et pourtant il revoyait tous les détails de la scène avec une netteté extraordinaire. Il se rappelait fort bien que le vieux avait défendu la réputation de sa fille, une fille déjà âgée et qui vivait avec lui, et sur laquelle on avait répandu en ville des bruits malveillants. Le petit vieux avait tenu tête et s'était fâché, puis soudain il avait fondu en larmes devant toute la société, ce qui fit une certaine impression. On avait fini par le gorger de champagne et par s'amuser de lui. Et lorsqu'à présent, «sans rime ni raison», Veltchaninov revoyait le pauvre petit vieux sanglotant, le visage dans ses mains, comme un enfant, il lui semblait qu'il ne se pouvait pas qu'il l'eût jamais oublié. Et, chose étrange, cette histoire, que jadis il avait trouvée très comique, lui faisait à présent l'impression opposée; surtout certains détails, surtout le visage caché dans les mains.
Il se rappelait aussi comment, pour s'amuser, il avait diffamé la très honnête femme d’un maître d'école, et comment la diffamation était venue jusqu'aux oreilles du mari. Veltchaninov avait bientôt quitté cette petite ville, et n'avait pas su quelles suites avait eues sa diffamation; mais tout à coup, maintenant, il se demanda comment tout cela pouvait avoir fini, et Dieu sait jusqu'où ses conjectures l'auraient mené, si un souvenir beaucoup plus récent ne lui était brusquement revenu à l'esprit: celui d'une jeune fille de petite famille bourgeoise, qui ne lui avait jamais plu, dont même il rougissait, et de laquelle, sans trop savoir comment, il avait eu un enfant; il avait abandonné la mère et l'enfant, sans même un adieu (faute de temps, il est vrai), lorsqu'il avait quitté Pétersbourg. Plus tard, pendant une année entière, il avait cherché à retrouver cette jeune fille, sans y parvenir. Les souvenirs de ce genre se présentaient à lui par centaines, chacun en faisant revivre des dizaines d'autres.
Nous avons déjà dit que son orgueil avait pris une forme singulière. Il y avait des moments, rares, il est vrai, où il oubliait son amour-propre au point qu'il lui était indifférent de n'avoir plus sa voiture à lui, de courir les tribunaux à pied, dans une tenue négligée; s'il arrivait que l'un ou l'autre de ses anciens amis le toisât dans la rue d'un œil moqueur, ou fît mine de ne pas le reconnaître, son orgueil était tel qu'il ne s'en offusquait plus. Et c'est très sincèrement qu'il ne s'en offusquait plus. C'était, à vrai dire, fort rare: c'était là des moments passagers où il s'oubliait lui-même; mais, d'une manière générale, il est certain que sa vanité se désintéressait peu à peu des objets qui l'affectaient autrefois, et se concentrait sur un seul objet, toujours présent à son esprit.
«Oui, songeait-il avec sarcasme (il était presque toujours sarcastique lorsqu'il songeait à lui-même), il y a quelqu'un, sans doute, qui s'occupe de me rendre meilleur, et qui me suggère tous ces souvenirs maudits, et toutes ces larmes de repentir. Soit. Et puis après? Tout cela, c'est de la poudre aux moineaux. C'est très bien, les larmes de repentir, mais ne suis-je pas certain qu'avec mes quarante ans, mes quarante ans d'une existence stupide, je n'ai pas une miette de libre arbitre? Que demain la même tentation se représente, que, par exemple, j'ai de nouveau un intérêt quelconque à répandre le bruit que la femme du maître d'école acceptait avec plaisir ce que je lui offrais, et je recommencerai, je le sais bien, sans la moindre hésitation, et je serai d'autant plus vil et plus perfide que je le ferai pour la seconde fois, et non plus pour la première. Que demain ce petit prince, à qui, il y a onze ans, j'ai cassé une jambe d'un coup de pistolet, vienne à m'offenser de nouveau, je m'empresserai de le provoquer, et il lui en coûtera une seconde jambe de bois. Tous ces retours sur le passé, c'est de la poudre perdue, et il n'y pas un seul coup qui porte. À quoi bon ces souvenirs, quand je ne sais même pas m'affranchir suffisamment de moi dans le présent!»
Il ne se trouva pas de maîtresse d'école à diffamer, ni de jambe à casser, mais la seule idée que ces faits pouvaient se renouveler, à l'occasion, l'écrasait presque… parfois. – On ne peut pas toujours être en proie aux souvenirs; il faut bien qu'il y ait des entractes, où l'on puisse respirer et se distraire.
C'est ce que faisait Veltchaninov: il était tout disposé à profiter des entractes pour se distraire; mais, plus le temps marchait, plus l'existence lui devenait pénible à Pétersbourg. Juillet approchait. Il lui venait souvent une envie subite de tout planter là, son procès et le reste, de s'en aller quelque part, n'importe où, tout de suite, quelque part en Crimée, par exemple. Une heure après, généralement, il riait de son projet: «Toutes ces maudites pensées, il n'y a pas de climat, pas de midi qui en puisse venir à bout; maintenant qu'elles sont là, moi qui suis un homme réglé, il n'y a plus moyen que j'y échappe; et puis, il n'y a pas de raison…»