– Je ne vois pas du tout pourquoi vous me racontez cette histoire, fit Veltchaninov, sèchement, les sourcils froncés.
– Mais uniquement à cause du coup de couteau, dit Pavel Pavlovitch, toujours riant. Voilà un morveux qui, de terreur, manque à toutes les convenances, se jette au cou des dames, en présence du gouverneur… et tout cela n'empêche qu'il lui a très bien appliqué son coup de couteau, et qu'il a fait ce qu'il voulait faire!… C'est uniquement pour cela que je vous le raconte.
– Allez au diable, – hurla Veltchaninov d'une voix toute changée, comme si quelque chose s'était brisé en lui, – allez au diable avec vos sous-entendus, fourbe que vous êtes; vous voulez me faire peur, gredin, lâche… lâche… lâche! cria-t-il, hors de lui, soufflant après chaque mot.
Pavel Pavlovitch, du coup, fut comme transfiguré. Son ivresse disparut; ses lèvres tremblèrent.
– Alors, c'est vous, Alexis Ivanovitch, vous, qui me traitez de lâche, moi?
Veltchaninov revenait à lui.
– Je suis tout prêt à vous faire des excuses, dit-il après un moment de réflexion qui le terrifia, mais à une condition, c'est que vous-même, tout de suite, vous vous décidiez à agir ouvertement.
– À votre place, Alexis Ivanovitch, j'aurais fait des excuses sans conditions.
– Eh bien, soit!… (Il y eut encore un silence.) Je vous fais mes excuses; mais vous conviendrez vous-même, Pavel Pavlovitch, qu'après tout cela je puis me considérer comme étant quitte envers vous… je ne parle pas seulement du cas présent; je veux dire, en ce qui concerne toute l'affaire.
– Mais… quelle sorte de comptes peut-il y avoir entre nous? fit Pavel Pavlovitch, en souriant, le regard à terre.
– Eh bien, s'il en est ainsi, tant mieux, tant mieux! Allons, videz votre verre et couchez-vous, car je ne veux pas vous laisser partir…
– Ah oui! le vin… dit Pavel Pavlovitch, un peu troublé.
Il s'approcha de la table, pour vider son verre. Peut-être avait-il déjà beaucoup bu; toujours est-il que sa main tremblait, et qu'il renversa une partie du vin sur le sol, sur sa chemise et sur son gilet. Pourtant il but jusqu'à la dernière goutte, comme s'il eût eu du regret à en laisser; puis il posa le verre sur la table, avec précaution, et alla docilement à son lit, pour se déshabiller.
– Mais ne vaut-il pas mieux… que je ne reste pas ici la nuit? dit-il tout à coup.
Il avait déjà ôté l'une de ses bottes, et il la tenait entre ses mains.
– Pas du tout, cela ne vaudrait pas mieux! répondit violemment Veltchaninov, qui marchait de long en large, sans le regarder.
L'autre acheva de se déshabiller, et se coucha. Un quart d'heure après, Veltchaninov se coucha également, et souffla la bougie.
Il commença à s'assoupir, sans trouver le calme. Quelque chose de nouveau, de plus confus encore que tout le reste, quelque chose qu'il n'avait pas prévu, l'oppressait maintenant, et, en même temps, il se sentait comme honteux de cette angoisse. Il allait s'endormir quand un bruit le réveilla. Il jeta aussitôt les yeux sur le lit de Pavel Pavlovitch. Il faisait noir dans la chambre (les rideaux étaient fermés), mais il crut voir que Pavel Pavlovitch n'était plus étendu, qu'il était assis sur son lit.
– Qu'avez-vous? cria Veltchaninov.
– L'ombre! dit Pavel Pavlovitch, après un silence, d'une voix sourde, à peine perceptible.
– Quoi donc, quelle ombre?
– Là, dans l'autre chambre, près de la porte, j'ai cru voir une ombre.
– L'ombre de qui? demanda Veltchaninov, après un silence.
– De Natalia Vassilievna.
Veltchaninov sauta à bas de son lit, jeta un coup d'œil dans l'antichambre, puis dans la pièce voisine, dont la porte restait toujours ouverte. Il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, et les stores légers laissaient entrer un peu de lumière.
– Il n'y a rien du tout dans cette chambre; vous êtes ivre, couchez-vous! dit Veltchaninov, qui se coucha et s'enveloppa de sa couverture.
Pavel Pavlovitch se recoucha, aussi, sans dire un mot.
– Vous est-il déjà arrivé de voir des ombres? demanda soudain Veltchaninov, dix minutes plus tard.
– Une seule fois, dit Pavel Pavlovitch, d'une voix éteinte.
Puis le silence se fit de nouveau.
Veltchaninov ne savait au juste s'il dormait ou non. Une heure se passa, puis tout à coup il tressaillit: était-ce encore un bruit qui l'avait réveillé, il n'en savait rien, mais il lui sembla qu'il y avait là, dans la nuit noire, quelque chose de blanc, debout, à quelque distance de lui, au milieu de la chambre. Il se dressa sur son séant et regarda, une minute entière.
– Est-ce vous, Pavel Pavlovitch? dit-il d'une voix faible.
Cette voix altérée, dans le silence et les ténèbres, lui donna à lui-même une impression étrange.
Il n'obtint pas de réponse, mais il n'avait plus le moindre doute: il y avait quelqu'un là, debout.
– Est-ce vous, Pavel Pavlovitch? répéta-t-il plus fort, tellement fort que Pavel Pavlovitch, s'il eût dormi tranquillement dans son lit, eût certainement été réveillé en sursaut et eût répondu.
Il ne vint pas de réponse, mais il lui sembla que la forme blanche, maintenant presque distincte, se mouvait, s'approchait de lui. Une chose étrange se passa: il eut tout à coup une sensation de quelque chose qui se rompait en lui, et il cria, de toutes ses forces, d'une voix rauque, étranglée, en étouffant presque à chaque mot:
– Ivrogne grotesque, si vous vous imaginez que vous allez me faire peur, eh bien! je me retournerai du côté du mur, je m'envelopperai tout entier, même la tête, dans ma couverture, et je ne bougerai pas, de toute la nuit… pour te montrer le cas que je fais de toi… Et vous aurez beau rester là, debout, jusqu'au matin, à prolonger cette farce… Et je crache sur vous!…
Et il cracha avec rage vers ce qu'il pensait être Pavel Pavlovitch; puis il se retourna, d'un mouvement brusque, vers le mur, s'enveloppa de sa couverture, et resta sans bouger, comme mort. Il se fit un silence terrible. Il ne savait, il ne pouvait savoir si le fantôme s'avançait vers lui, ou s'il restait immobile, et son cœur battait, battait, battait. Cinq minutes se passèrent, puis tout à coup il entendit, à deux pas de lui, la voix de Pavel Pavlovitch, faible et toute plaintive:
– C'est moi, Alexis Ivanovitch, je me suis levé pour chercher… (Et il nomma un objet indispensable.) Je n'en ai pas trouvé auprès de mon lit… j'ai voulu venir voir, très doucement près du vôtre.
– Pourquoi n'avez-vous rien dit… lorsque j'ai appelé? demanda Veltchaninov d'une voix étranglée, après un long silence.