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– J'ai eu peur. Vous avez crié si fort… j'ai eu peur.

– Là, au coin, à gauche…, dans la petite table… Allumez la bougie…

– Oh! maintenant ce n'est pas la peine… – fit Pavel Pavlovitch, d'une voix très douce, – je trouverai bien… pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch, de vous avoir dérangé… je me suis senti tout à coup complètement ivre…

Veltchaninov ne répondit plus. Il resta couché, le visage tourné vers le mur, toute la nuit sans bouger. Voulait-il tenir son engagement, et lui prouver qu'il le méprisait? Il ne savait pas lui-même ce qui se passait en lui; la secousse avait été si violente qu'il en restait comme égaré, et il fut longtemps avant de pouvoir s'endormir. Lorsqu'il se réveilla, le lendemain à dix heures, il sursauta, et se trouva assis sur son lit, comme mû par un ressort… Mais Pavel Pavlovitch n'était plus dans la chambre! Le lit était vide, en désordre; il s'était enfui au petit jour.

– Je le savais bien! dit Veltchaninov, en se frappant le front.

X LE CIMETIÈRE

Le médecin avait prévu juste: l'état de Lisa empira plus que Veltchaninov et Klavdia Petrovna ne se l'étaient figuré la veille. Quand Veltchaninov arriva, le matin, la malade avait encore toute sa connaissance, bien qu'elle fût brûlante de fièvre; il jura plus tard qu'elle lui avait souri, et que même elle lui avait tendu sa petite main. Était-ce vrai, ou n'était-ce qu'une illusion consolante qu'il se donnait, il n'était plus temps de le vérifier: quand vint la nuit elle avait perdu connaissance, et elle resta ainsi jusqu'à la fin. Le dixième jour après son arrivée chez les Pogoreltsev, elle mourut.

Les journées qui précédèrent la mort furent affreuses pour Veltchaninov: les Pogoreltsev craignirent pour lui. Il passa auprès d'eux la plus grande partie de cette période d'angoisses. Durant les derniers jours, il resta des heures entières seul, n'importe où, dans un coin, sans penser à rien; Klavdia Petrovna venait parfois le distraire, mais il répondait à peine et parfois laissait voir que ces entretiens lui étaient pénibles. Elle n'eût pas cru qu'il souffrirait autant. Seuls les enfants parvenaient à le distraire; il riait même parfois avec eux; mais, à tout instant, il se levait, et allait sur la pointe des pieds voir la malade. Il lui sembla plusieurs fois qu'elle le reconnaissait. Il n'avait aucun espoir de la voir guérir, pas plus que personne, mais il ne pouvait s'éloigner de la chambre où elle se mourait, et il se tenait habituellement dans la pièce voisine.

Deux fois, au cours de cette période, il fut pris d'un besoin extrême d'agir. Il partit, courut à Pétersbourg, alla voir les médecins les plus réputés, et les réunit en consultations: la dernière eut lieu la veille même de la mort. Trois jours auparavant, Klavdia Petrovna lui avait dit qu'il était indispensable de retrouver, coûte que coûte, M. Trousotsky: «En cas de malheur, il serait même impossible de l'enterrer sans la présence de son père.» Veltchaninov avait répondu d'un air distrait qu'il lui écrirait. Le vieux Pogoreltsev avait alors déclaré qu'il le ferait rechercher par la police. Veltchaninov avait fini par écrire un mot très laconique et l'avait lui-même porté à l'hôtel. Pavel Pavlovitch était absent, comme d'habitude, et il dut confier la lettre à Maria Sysoevna.

Lisa mourut enfin, par une admirable soirée d'été, tandis que le soleil se couchait. Ce fut comme si Veltchaninov sortait d'un rêve. Quand on l'eut emportée, quand on l'eut habillée d'une petite robe blanche, la robe de fête de l'une des enfants de la maison, quand on l'eut couchée, les mains jointes, sur la table du salon, couverte de fleurs, il s'approcha de Klavdia Petrovna, et, les yeux étincelants, lui déclara qu'il allait chercher «l'assassin», et qu'il le ramènerait immédiatement. Il ne voulut entendre aucun conseil, refusa d'ajourner au lendemain, et partit pour la ville.

Il savait où trouver Pavel Pavlovitch. Lorsque, durant ces derniers jours, il était venu à Pétersbourg, ce n'était pas uniquement pour voir des médecins. Il lui avait parfois semblé que, s'il pouvait ramener à Lisa son père, elle reviendrait à la vie en entendant sa voix; et puis, découragé, il avait renoncé à le chercher. Pavel Pavlovitch habitait encore au même endroit, mais il n'était pas question de le trouver chez lui. «Il est quelquefois trois jours sans coucher ici, sans même rentrer, racontait Maria Sysoevna; quand, par hasard, il revient, l'ivrogne, il reste une heure et repart; il ne garde plus la décence.» Le garçon de l'hôtel apprit à Veltchaninov que, depuis longtemps déjà, Pavel Pavlovitch allait voir des filles qui habitaient sur la perspective de Voznesensky. Veltchaninov n'eut pas de peine à trouver les filles. Quand il les eut bien régalées, et bien payées, elles se rappelèrent très vite leur client – le chapeau au crêpe les avait frappées – et se plaignirent beaucoup de ne plus le voir. L'une d'entre elles, Katia, déclara «qu'il était très facile de trouver Pavel Pavlovitch», attendu qu'il ne quittait plus Machka Prostakova. Katia ne pensait pas pouvoir le trouver sur-le-champ; mais elle promit formellement pour le lendemain. Et Veltchaninov fut réduit à compter sur son aide.

Il revint donc le lendemain à dix heures, alla prendre Katia, et se mit en quête avec elle. Il ne savait encore pas lui-même ce qu'il ferait de Pavel Pavlovitch, s'il le tuerait sur place, ou s'il se contenterait de lui annoncer la mort de sa fille, et de lui expliquer que sa présence aux obsèques était indispensable. Les premières recherches furent infructueuses: ils apprirent que Machka Prostakova s'était battue avec Pavel Pavlovitch, il y avait trois jours, et lui avait jeté un petit banc à la tête. Enfin, à deux heures du matin, Veltchaninov, au moment où il sortait d'un cabaret qu'on lui avait indiqué, se trouva nez à nez avec lui.

Pavel Pavlovitch était complètement ivre; deux femmes l'entraînaient vers le cabaret; l'une des femmes le soutenait par le bras; un grand gaillard les suivait de près, criant à tue-tête, et faisant à Pavel Pavlovitch de furieuses menaces. Il hurlait, entre autres choses, «qu'il l'avait exploité, et qu'il avait empoisonné sa vie…». Il s'agissait vraisemblablement d'argent. Les femmes avaient une peur terrible, et se hâtaient tant qu'elles pouvaient. Lorsqu'il aperçut Veltchaninov, Pavel Pavlovitch se jeta sur lui, les mains tendues, et cria, comme si on l'égorgeait!

– Frère, au secours!

Le gaillard qui les suivait n'eut pas plus tôt vu la silhouette redoutable de Veltchaninov, qu'il disparut en un clin d'œil. Pavel Pavlovitch, tout fier de sa victoire, lui montrait le poing, poussait des cris de triomphe; mais Veltchaninov l'empoigna violemment par les épaules, et, sans savoir lui-même pourquoi, se mit à le secouer, de toute la force de ses bras, de telle façon que l'autre claquait des dents. Pavel Pavlovitch cessa aussitôt de crier, et le regarda avec une stupéfaction imbécile d'ivrogne. Veltchaninov, ne sachant pas qu'en faire, sans doute, pesa fortement sur lui, et le campa assis sur une borne.

– Lisa est morte! lui dit-il.

Pavel Pavlovitch continuait à le regarder, assis sur sa borne, et maintenu en équilibre par l'une des femmes. Il finit par comprendre, et ses traits s'affaissèrent.

– Elle est morte…, murmura-t-il d'un air étrange.

Était-ce tout simplement son large et ignoble sourire d'ivrogne, ou y eut-il en effet quelque chose de sournois et de mauvais qui passa dans ses yeux, Veltchaninov ne put s'en rendre compte.

Un instant après, Pavel Pavlovitch leva avec effort sa main droite, pour faire un signe de croix; mais la croix resta inachevée, et la main tremblante retomba. Un peu après encore, il se leva péniblement de sa borne en se cramponnant à la femme, s'appuya sur elle, et se remit en route, comme si de rien n'était, sans plus s'occuper de Veltchaninov. Celui-ci l'empoigna de nouveau par l'épaule.