– Oh! j'avais pris la voiture pour moi-même, mais j'étais sûr que vous consentiriez, répondit Pavel Pavlovitch, du ton d'un homme entièrement satisfait.
– Dites donc, Pavel Pavlovitch, fit Veltchaninov, un peu nerveux, une fois qu'ils furent en route, n'êtes-vous pas un peu trop sûr de moi?
– Mais voyons, Alexis Ivanovitch, ce n'est pas vous qui en conclurez que je suis un sot? répondit Pavel Pavlovitch, gravement, d'une voix forte.
«Et Lisa!» songea Veltchaninov. Et aussitôt il repoussa cette idée, comme un sacrilège. Il lui sembla tout à coup qu'il se conduisait d'une manière mesquine et misérable; il lui sembla que la pensée qui l'avait tenté était une pensée si méprisable, si basse!… Et il eut un violent désir de tout planter là, de sauter hors de la voiture, dût-il se débarrasser de Pavel Pavlovitch par la force. Mais celui-ci se remit à parler, et de nouveau la tentation s'empara de son cœur.
– Alexis Ivanovitch, vous y connaissez-vous en bijoux?
– Quels bijoux?
– En diamants.
– Mais oui.
– Je voudrais bien apporter un cadeau. Conseillez-moi: faut-il ou non?
– À mon avis, ce n'est pas nécessaire.
– C'est que je le désirerais tant! Seulement voilà, je ne sais qu'acheter. Faut-il prendre toute la parure, broche, boucles d'oreilles et bracelet, ou seulement un petit objet?
– Combien voulez-vous y mettre?
– Quatre ou cinq cents roubles.
– Diable!
– Vous trouvez que c'est beaucoup? fit avec inquiétude Pavel Pavlovitch.
– Prenez donc un bracelet de cent roubles.
Cela ne faisait pas l'affaire de Pavel Pavlovitch. Il voulait payer plus cher, et acheter une parure complète. Il tint bon. Ils s'arrêtèrent devant un magasin. Ils finirent par acheter simplement un bracelet, non pas celui qui plaisait le plus à Pavel Pavlovitch, mais celui que choisit Veltchaninov. Pavel Pavlovitch fut très mécontent lorsque le marchand, qui avait demandé cent soixante-quinze roubles, le lui laissa pour cent cinquante: il en aurait volontiers donné deux cents si on les lui avait demandés, tant il désirait payer cher.
– Il n'y a aucun inconvénient à ce que je fasse des cadeaux dès à présent, dit-il avec empressement lorsqu'ils se furent remis en route: ce n'est pas du grand monde, ce sont des gens très simples… L'âge innocent aime les cadeaux, ajouta-t-il avec un sourire malin et gai.
– Tout à l'heure, vous avez eu une surprise, Alexis Ivanovitch, quand je vous ai dit qu'elle a quinze ans; mais c'est justement là ce qui me trotte par la tête, cette fillette qui va au lycée, la serviette sous le bras, avec ses cahiers et ses plumes, hé! hé!… C'est cela qui m'a conquis. Moi, voyez-vous, Alexis Ivanovitch, je suis pour l'innocence. L'important, pour moi, c'est moins la beauté du visage que cela. Des fillettes qui rient aux éclats, dans un coin, et pourquoi? mon Dieu! parce que le petit chat a sauté de la commode sur le lit et a roulé comme une boule… Cela vous a un bouquet de petites pommes fraîches!… Mais voyons, faut-il ôter le crêpe?
– Comme vous voudrez.
– Ma foi, je l'ôte!
Il prit son chapeau, arracha le crêpe et le jeta sur la chaussée. Veltchaninov vit dans ses yeux comme un clair rayon d'espérance au moment où il remit son chapeau sur sa tête chauve.
«Mais, enfin, songea-t-il avec mauvaise humeur, qu'y a-t-il de sincère dans les airs qu'il se donne? Que signifie, au fond, l'insistance qu'il a mise à m'emmener? A-t-il vraiment la confiance qu'il dit en la générosité de mes sentiments? (Et cette hypothèse lui faisait presque l'effet d'une offense.) Au bout du compte, est-ce un farceur, un imbécile ou un "éternel mari"? Dans tous les cas, c'est intolérable, à la fin!»
XII CHEZ LES ZAKHLEBININE
Les Zakhlébinine étaient en effet «des gens très bien», comme avait dit tout à l'heure Veltchaninov, et Zakhlébinine était un fonctionnaire considérable. Ce que Pavel Pavlovitch avait raconté de leurs ressources était également exact: «Ils vivent largement, mais si le père venait à mourir, il ne leur resterait rien.»
Le vieux Zakhlébinine reçut Veltchaninov avec une parfaite cordialité; l’» adversaire» de jadis fut bientôt devenu un excellent ami.
– Toutes mes félicitations pour l'heureuse issue de votre procès, dit-il tout de suite de l'air le plus affable; j'ai toujours été pour une solution amiable, et Petr Karlovitch (l'avocat de Veltchaninov) est à ce point de vue un homme précieux. Il vous reviendra soixante mille roubles, sans tracas, sans atermoiements, sans ennuis. Et l'affaire pouvait encore traîner trois ans!
Veltchaninov fut aussitôt présenté à madame Zakhlébinine: c'était une femme mûre et grasse, aux traits vulgaires et fatigués. Puis ce fut le tour des jeunes filles, une à une ou deux par deux. Il y en avait toute une troupe; Veltchaninov en compta dix ou douze, puis y renonça: les unes rentraient, les autres sortaient, des voisines s'étaient jointes aux filles de la maison. La maison des Zakhlébinine était une grande bâtisse en bois, d'un goût médiocre et bizarre, faite de corps de bâtiments de diverses époques. Elle était entourée d'un grand jardin, sur lequel donnaient trois ou quatre autres villas: le jardin était commun et les filles voisinaient, de bonne amitié.
Veltchaninov comprit dès les premiers mots qu'il était attendu, et que son arrivée, en qualité d'ami de Pavel Pavlovitch désireux d'être présenté, était un événement. Son œil, expert en cette sorte d'affaires, eût bientôt démêlé dans tout cela une intention particulière: l'accueil excessivement cordial des parents, un certain air des jeunes filles, et leur mise apprêtée (il est vrai que c'était jour de fête) lui donnèrent immédiatement à penser que Pavel Pavlovitch lui avait joué un tour, et qu'il avait fait ici, à propos de lui, des insinuations qui pouvaient bien avoir l'air d'avances, en l'annonçant comme un homme «du meilleur monde», un vieux garçon riche, fatigué du célibat, et peut-être tout disposé à faire une fin d'un moment à l'autre et à s'établir, «surtout à présent qu'il venait de recueillir cet héritage». Il semblait bien qu'il y eût quelque chose de cela chez l'aînée des filles, Katerina Fédoséievna, celle qui avait vingt-quatre ans, et dont Pavel Pavlovitch parlait comme d'une très charmante personne. Elle se distinguait de ses sœurs par plus de recherche dans sa toilette, et par l'originale coiffure qu'elle s'était faite de ses superbes cheveux. Ses sœurs et les autres jeunes filles avaient tout l'air d'être parfaitement persuadées que Veltchaninov venait «pour Katia». Leurs regards, certains mots, jetés furtivement au cours de la journée, le convainquirent que son hypothèse était exacte.
Katerina Fédoséievna était une grande fille blonde, très forte, aux traits extraordinairement doux, au caractère manifestement pacifique, hésitant, un peu mou. «Il est bien étrange qu'une pareille fille ne soit pas encore mariée, songea malgré lui Veltchaninov, en la regardant avec un vrai plaisir; elle n'a pas de dot, c'est vrai, et elle engraisse trop vite, mais pourtant il se trouve assez d'amateurs pour ce genre de beauté…» Les sœurs étaient toutes assez gentilles, et, parmi les amies, il remarqua plusieurs figures agréables, ou même fort jolies. Il n'était pas sans prendre plaisir à tout cela; mais il était venu dans une disposition d'esprit particulière.
Nadéjda Fédoséievna, la sixième, la lycéenne, la prétendue de Pavel Pavlovitch, se faisait attendre. Veltchaninov était très impatient de la voir, ce qui le surprit lui-même et lui parut assez ridicule. Enfin elle arriva, et son entrée fit son effet. Elle était accompagnée d'une amie, une petite brune pas jolie, l'air vivant et espiègle, Maria Nikitichna, qui manifestement faisait grand-peur à Pavel Pavlovitch. Cette Maria Nikitichna, une fille de vingt-trois ans, rieuse et spirituelle, était institutrice dans une maison voisine; depuis longtemps on la traitait chez les Zakhlébinine comme si elle était de la famille, et les jeunes filles l'aimaient fort. Il était clair que Nadia surtout ne pouvait se passer d'elle.