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Son menton tremblait. Veltchaninov était épouvanté; il fallait, coûte que coûte, mettre fin à ces épanchements inattendus.

– Assez, je vous prie, Pavel Pavlovitch, dit-il d'une voix sourde et frémissante, en rougissant, pourquoi, pourquoi – il éleva soudain la voix jusqu'à crier – pourquoi vous attacher ainsi à un homme malade, ébranlé, à deux doigts du délire, et le traîner ainsi dans toutes ces ténèbres… alors que tout cela n'est que fantôme, illusion, mensonge, honte, fausseté… et sans aucune mesure… oui, c'est là l'essentiel, et vraiment le plus honteux c'est que tout cela: nous sommes, vous et moi, des hommes vicieux, dissimulés et vils… Et voulez-vous que je vous prouve sur-le-champ, non seulement que vous ne m'aimez pas, mais que vous me haïssez de toutes vos forces, et que vous mentez, et que vous ne vous en doutez pas? Vous êtes venu me prendre, vous m'avez mené là-bas, pas le moins du monde pour faire ce que vous dites, pour éprouver votre fiancée… Est-ce qu'une pareille idée peut entrer dans la tête d'un homme? Non, la vérité, la voici tout simplement: vous m'avez vu hier, et la colère vous a repris, et vous m'avez emmené pour me la montrer, et pour me dire: «Tu la vois comme elle est! Eh bien, elle sera à moi; viens-y donc à présent!…» Vous m'avez défié!… Qui sait? vous ne le saviez peut-être pas vous-même, mais c'est bien cela, car c'est là ce que vous avez ressenti… Et pour porter un défi pareil, il faut de la haine: eh oui! vous me haïssez!

Il courait par la chambre, en criant tout cela et il se sentait froissé, offensé, humilié surtout à l'idée qu'il s'abaissait ainsi jusqu'à Pavel Pavlovitch.

– Je voulais faire la paix avec vous, Alexis Ivanoyitch! dit l'autre tout à coup, d'une voix décidée, mais courte et hachée; et son menton se remit à trembler.

Une fureur sauvage s'empara de Veltchaninov, comme s'il venait de subir la plus terrible des injures.

– Je vous répète encore une fois, hurla-t-il, que vous vous êtes accroché à un homme malade, démoli, pour lui arracher, dans le délire, je ne sais quel mot qu'il ne veut pas vous dire!… Allons donc!… nous ne sommes pas des gens du même monde, comprenez-le donc, et puis… et puis il y a entre nous une tombe! acheva-t-il en bégayant de rage: il se rappelait tout à coup.

– Et comment pouvez-vous savoir… – Le visage de Pavel Pavlovitch se décomposa subitement, et devint tout pâle; – comment pouvez-vous savoir ce qu'elle représente pour moi, cette petite tombe, ici, là-dedans! – cria-t-il, en marchant vers Veltchaninov et se frappant du poing la poitrine, avec un geste ridicule, mais terrible. – Je la connais, cette petite tombe, et nous sommes, vous et moi, debout des deux côtés seulement, de mon côté il y a plus que du vôtre, oui, bien plus… – balbutia-t-il comme en délire, en continuant de se frapper du poing la poitrine – oui, bien plus, bien plus…

Un coup de sonnette violent les rappela brusquement à eux-mêmes. On sonnait si fort qu'il semblait qu'on voulût arracher le cordon d'un seul coup.

– On ne sonne pas chez moi de cette façon, fit Veltchaninov avec humeur.

– Ce n'est pourtant pas chez moi, marmotta Pavel Pavlovitch, qui, en un clin d'œil, était redevenu maître de lui, et avait repris ses allures premières.

Veltchaninov fronça les sourcils et alla ouvrir.

– Monsieur Veltchaninov, si je ne me trompe? dit sur le palier une voix jeune, sonore, et parfaitement sûre d'elle-même.

– Que désirez-vous?

– Je sais d'une manière positive, poursuivit la voix sonore, qu'il y a chez vous en ce moment un certain Trousotsky. J'ai besoin de le voir tout de suite.

Veltchaninov aurait eu un vif plaisir à jeter d'un bon coup de pied dans l'escalier le monsieur si sûr de lui-même. Mais il réfléchit, s'écarta, et le laissa passer:

– Voici monsieur Trousotsky. Entrez…

XIV SACHENKA ET NADENKA

Il entra dans la chambre. C'était un tout jeune homme de dix-neuf ans, moins peut-être, tant semblait jeune sa jolie figure, fière et assurée. Il était assez bien mis; au moins tout ce qu'il portait lui allait-il fort bien; une taille un peu au-dessus de la moyenne; des cheveux noirs en longues boucles épaisses, et de grands yeux hardis et sombres donnaient une expression singulière à sa physionomie. Le nez était un peu large et retroussé; sans ce nez, il eût été très beau. Il entra, l'air important.

– C'est sans doute à monsieur Trousotsky que j'ai l'avantage de parler; et il appuya avec une satisfaction particulière sur le mot «avantage», pour donner à entendre qu'il ne trouvait pas que cette conversation lui promît ni honneur ni plaisir.

Veltchaninov commençait à comprendre et Pavel Pavlovitch semblait soupçonner quelque chose. Une certaine inquiétude se peignait sur son visage; au reste, il se contenait.

– Comme je n'ai pas l'honneur de vous connaître, répondit-il tranquillement, je ne suppose pas que nous puissions rien avoir à démêler ensemble.

– Commencez par m'écouter, et puis vous direz ce qu'il vous plaira, fit le jeune homme avec une assurance prodigieuse.

Puis il mit son lorgnon d'or qui pendait à un fil de soie, et regarda la bouteille de champagne placée sur la table. Quand il eut suffisamment considéré la bouteille, il ôta son lorgnon, se tourna de nouveau vers Pavel Pavlovitch, et dit:

– Alexandre Lobov.

– Qu'est-ce que c'est qu'Alexandre Lobov?

– C'est moi. Vous ne connaissez pas mon nom?

– Non.

– Au fait, comment le connaîtriez-vous! Je viens pour une affaire importante, qui vous concerne tout particulièrement; mais d'abord, permettez-moi de m'asseoir: je suis fatigué…

– Asseyez-vous, dit Veltchaninov.

Mais le jeune homme était assis avant qu'il eût eu le temps de l'y inviter. Malgré la souffrance qui lui déchirait la poitrine, Veltchaninov prenait de l'intérêt à ce jeune effronté. Dans cette gracieuse figure d'adolescent il y avait comme un air de ressemblance lointaine avec Nadia.

– Asseyez-vous aussi, dit le jeune homme à Pavel Pavlovitch, en lui désignant négligemment, d'une inclinaison de la tête, un siège en face de lui.

– Mais non, je resterai debout.

– Vous vous fatiguerez… Et vous, monsieur Veltchaninov, vous pouvez rester.

– Je n'ai aucune raison de m'en aller: je suis chez moi.

– Comme vous voudrez. Au reste, je désire que vous assistiez à l'explication que je vais avoir avec monsieur. Nadéjda Fédoséievna m'a parlé de vous en termes extrêmement flatteurs.

– Vraiment? Et quand donc?

– Tout de suite après votre départ. T'en viens. Voici l'affaire, monsieur Trousotsky, – fit-il en se tournant vers Pavel Pavlovitch, qui était resté debout, et il parlait entre ses dents, nonchalamment étendu dans son fauteuil. – Il y a longtemps que nous nous aimons, Nadéjda Fédoséievna et moi, et que nous avons engagé notre parole l'un à l'autre. Vous vous êtes fourré entre nous. Je suis venu pour vous inviter à vider la place. Êtes-vous disposé à vous retirer?