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C'était assurément Pavel Pavlovitch, mais il était méconnaissable, tant ses traits étaient décomposés. Il était assis, les mains liées derrière le dos, faisant effort pour se tenir droit, le visage ravagé, convulsé, vert à force de pâleur; de temps en temps, il tremblait. Il regardait Veltchaninov d'un regard fixe, mais éteint, d'un œil qui ne voyait pas. Tout à coup, il eut un sourire stupide et égaré, désigna d'un mouvement de la tête la carafe, sur la table, et dit, en bégayant, tout bas:

– À boire…

Veltchaninov remplit un verre d'eau et le fit boire, de sa main. Pavel Pavlovitch aspirait l'eau gloutonnement; il but trois gorgées, puis releva la tête, regarda très fixement, en face, Veltchaninov qui restait debout devant lui, le verre en main; il ne dit rien, et recommença à boire. Quand il eut fini, il respira profondément. Veltchaninov prit son oreiller, ses vêtements, passa dans la pièce voisine et enferma Pavel Pavlovitch à clef dans la chambre où il se trouvait.

Ses souffrances de la nuit avaient complètement cessé, mais sa faiblesse redevint extrême, après le prodigieux effort qu'il venait de déployer. Il essaya de réfléchir à ce qui s'était passé; mais ses idées ne parvenaient pas à se coordonner: la secousse avait été trop forte. Il s'assoupit, sommeilla quelques minutes, puis soudain trembla de tous ses membres, se réveilla, se rappela tout; il souleva avec précaution sa main gauche, toujours enveloppée dans la serviette humide de sang, et se mit à réfléchir, avec une agitation fébrile. Un seul point était parfaitement clair pour lui: c'est que Pavel Pavlovitch avait effectivement voulu l'égorger, mais que peut-être un quart d'heure avant de faire le coup il ignorait lui-même qu'il le ferait. Peut-être la boîte aux rasoirs lui avait-elle sauté aux yeux, la veille au soir, sans qu'il eût aucune préméditation, et le souvenir de ces rasoirs avait-il agi ensuite, comme une obsession. (Les rasoirs, d'ordinaire, étaient enfermés à clef dans le bureau; la veille, Veltchaninov s'en était servi, et les avait laissés dehors par mégarde.)

«S'il avait été résolu à me tuer, il se serait muni d'un poignard ou d'un pistolet; il ne pouvait compter sur mes rasoirs, qu'il n'avait encore jamais vus», songea-t-il.

Enfin, six heures sonnèrent. Veltchaninov revint à lui, s'habilla, et retourna vers Pavel Pavlovitch. En ouvrant la porte, il ne put s'expliquer pourquoi il avait enfermé Pavel Pavlovitch, pourquoi il ne l'avait pas chassé sur-le-champ hors de chez lui. Il fut surpris de le trouver tout habillé: le prisonnier était parvenu à défaire ses liens. Il était assis dans le fauteuil; il se leva quand Veltchaninov entra. Il tenait son chapeau à la main. Son regard trouble disait: «Il est inutile de parler; il n'y a rien à dire; il n'y a pas à parler…»

– Allez! dit Veltchaninov. Prenez votre écrin, ajouta-t-il.

Pavel Pavlovitch revint jusqu'à la table, prit l'écrin, le mit dans sa poche et se dirigea vers l'escalier. Veltchaninov était debout près de la porte, pour la fermer sur lui. Leurs regards se rencontrèrent une dernière fois. Pavel Pavlovitch s'arrêta court. Pendant cinq secondes ils se regardèrent en face, les yeux dans les yeux, comme indécis. Enfin Veltchaninov lui fit signe de la main.

– Allez! dit-il à demi voix.

Et il ferma la porte à clef.

XVI ANALYSE

Un sentiment de joie inouïe, immense, le remplit tout entier; quelque chose finissait, se dénouait; une pesanteur effroyable s'en allait, se détachait de lui. Il en avait conscience. Elle avait duré cinq semaines. Il leva sa main, regarda la serviette tachée de sang, et murmura:

– Non, cette fois tout est bien fini!

Et, durant toute cette matinée, pour la première fois depuis trois semaines, il ne songea presque pas à Lisa, comme si ce sang, coulé de ses doigts blessés, l'avait encore affranchi de cette autre obsession.

Il comprenait clairement qu'un terrible danger l'avait menacé. «Ces gens-là, songeait-il, la minute d'avant, ne savent pas s'ils vous égorgeront ou non, et puis, une fois qu'ils tiennent un couteau entre leurs mains tremblantes, et qu'ils sentent le premier jet de sang sur leurs doigts, il ne leur suffit plus de vous égorger, il faut qu'ils vous coupent la tête, tout net: " houp! " comme disent les forçats. C'est bien cela!»

Il ne put rester chez lui: il fallait absolument qu'il fît quelque chose tout de suite, ou quelque chose allait inévitablement lui arriver: il sortit, marcha par les rues, et attendit. Il avait une envie extrême de rencontrer quelqu'un, de causer avec quelqu'un, fût-ce un inconnu, et ce désir lui donna l'idée de voir un médecin et de faire panser convenablement sa main. Le médecin, qu'il connaissait depuis longtemps, examina la blessure, et lui demanda curieusement:

– Comment cela a-t-il pu vous arriver?

Veltchaninov répondit par une plaisanterie, éclata de rire et faillit tout raconter, mais se contint. Le médecin lui tâta le pouls, et, lorsqu'il sut la crise qu'il avait eue la nuit précédente, lui fit prendre sur-le-champ une potion calmante qu'il avait sous la main. Quant à la blessure, il le rassura:

– Cela ne peut avoir de suites bien fâcheuses.

Veltchaninov se remit à rire, et déclara que des suites excellentes s'étaient déjà produites.

Deux fois encore, dans cette même journée, il fut repris d'une envie irrésistible de tout raconter; une fois, même, ce fut en présence d'un homme qui lui était tout à fait inconnu, et auquel il adressa le premier la parole dans une pâtisserie, – lui qui, jusqu'à ce jour, n'avait jamais pu supporter de causer avec des inconnus dans des endroits publics.

Il entra dans une boutique, acheta un journal, alla chez son tailleur et commanda des vêtements. L'idée d'aller rendre visite aux Pogoreltsev continuait à ne lui donner aucun plaisir; il ne songeait guère à eux, et, d'ailleurs, il n'était pas possible qu'il allât à leur maison de campagne: il fallait qu'il attendît ici, à la ville, il ne savait quoi.

Il dîna de bon appétit, causa avec le garçon et avec son voisin de table, et vida une demi-bouteille de vin. Il ne songeait même pas qu'un retour de la crise de la veille fût possible; il était convaincu que son mal avait complètement passé au moment même où, en dépit de son état de faiblesse, il avait, après une heure et demie de sommeil, sauté à bas de son lit, et si vigoureusement jeté à terre son assassin.

Vers le soir pourtant, la tête commença à lui tourner, et, par moments, il sentait monter quelque chose qui ressemblait à son rêve délirant de la nuit. Il rentra chez lui dès le crépuscule, et sa chambre le terrifia presque, lorsqu'il y pénétra. Il se sentait agité et oppressé. Il parcourut plusieurs fois son appartement; même il alla jusque dans sa cuisine, où jamais il n'entrait. «C'est ici qu'hier ils ont fait chauffer les assiettes», songeait-il. Il ferma la porte au verrou, et, plus tôt que d'habitude, il alluma les bougies. Cependant, il se rappela que tout à l'heure, en passant devant la loge, il avait appelé Mavra et lui avait demandé: «Pavel Pavlovitch n'est-il pas venu en mon absence?» comme si, en effet, il pouvait être venu.

Une fois qu'il se fut enfermé soigneusement, il prit dans son bureau la boîte à rasoirs et ouvrit le rasoir «d'hier» pour l'examiner. Sur le manche d'ivoire blanc il y avait encore quelques gouttes de sang. Il remit le rasoir dans la boîte, et la replaça dans le bureau. Il désirait dormir: il fallait absolument qu'il se couchât tout de suite; autrement, «demain il ne serait bon à rien». Ce lendemain lui apparaissait comme un jour destiné à être en quelque sorte fatal et «définitif». Mais les mêmes pensées qui, durant toute la journée, tandis qu'il courait par les rues, ne l'avaient pas quitté un seul instant, envahirent tumultueusement sa tête malade, sans qu'il pût y mettre ordre ou les écarter, et il songea, songea, songea, et longtemps encore il lui fut impossible de s'endormir…