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– Je n'ai jamais songé à La Provinciale, interrompit-il, et jamais il ne vous est arrivé jadis de parler de cette voix de fausset, dans ce style qui n'est pas le vôtre. À quoi bon tout cela?

– C'est vrai, jadis je me taisais davantage, et je parlais moins, reprit vivement Pavel Pavlovitch. Vous savez, jadis je préférais écouter, quand la défunte parlait. Vous vous rappelez comme elle causait, avec quel esprit… Pour ce qui est de La Provinciale, et en particulier de Stoupendiev, vous avez raison: c'est nous, la chère défunte et moi, qui souvent, en songeant à vous, une fois que vous fûtes parti, avons rapproché notre première rencontre de cette pièce… et en effet, l'analogie était frappante. Et en particulier pour Stoupendiev…

– Que le diable emporte votre Stoupendiev! s'écria Veltchaninov en frappant du pied, s'emportant à ce nom, qui éveillait, en son esprit un souvenir inquiet.

– Stoupendiev? Mais c'est le nom du mari dans La Provinciale, continua Pavel Pavlovitch de sa voix la plus douce. Mais tout cela se rapporte à l'autre série de mes chers souvenirs, à l'époque qui suivit votre départ, lorsque Stepan Mikhailovitch Bagaoutov nous faisait la faveur de son amitié, tout à fait comme vous, mais, pendant cinq années entières.

– Bagaoutov? Quel Bagaoutov? répliqua Veltchaninov, se plantant droit devant Pavel Pavlovitch.

– Mais Bagaoutov, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov, qui nous a accordé son amitié tout juste un an après vous… et… tout à fait comme vous.

– Mais oui! Pardieu oui… Mais je le connais, reprit Veltchaninov; Bagaoutov!… mais il était, je crois, en fonction dans votre gouvernement?…

– Parfaitement, il était en fonction auprès du gouverneur. Il était de Pétersbourg… Un jeune homme élégant… du meilleur monde! s'écria dans un véritable transport Pavel Pavlovitch.

– Mais oui, mais parfaitement! Où ai-je donc la tête? Alors, lui aussi?…

– Lui aussi, oui, lui aussi, répéta Pavel Pavlovitch, avec le même élan, en saisissant au vol le mot imprudent de son interrupteur, lui aussi! C'est alors que nous avons joué La Provinciale, sur un théâtre d'amateurs, chez Son Excellence, le très hospitalier Semen Semenovitch. Stepan Mikhailovitch faisait le comte, la défunte faisait «la Provinciale», et moi… je devais tenir le rôle du mari, mais on m'a repris ce rôle, sur le désir de la défunte, qui prétendait que j'en étais incapable.

– Mais! quel drôle de Stoupendiev vous faites!… D'abord, vous êtes Pavel Pavlovitch Trousotsky, et non pas Stoupendiev, interrompit violemment Veltchaninov, qui ne pouvait plus se contenir et tremblait presque d'irritation. Voyons, permettez: Bagaoutov est ici, à Pétersbourg. Je l'ai vu moi-même, je l'ai vu au printemps. Pourquoi n'allez-vous pas chez lui?

– Mais, tous les jours, je vais chez lui, depuis trois semaines. On ne me reçoit pas. Il est malade, il ne peut plus recevoir. Figurez-vous qu'en effet j'ai appris, de très bonne source, qu'il est vraiment très malade. Voilà un ami! Un ami de cinq ans! Ah! Alexis Ivanovitch, je vous l'ai dit et je vous le répète: il y a des moments où l'on voudrait être sous terre, et à d'autres moments, au contraire, je voudrais retrouver quelqu'un de ceux qui ont vu et vécu notre temps passé, pour pleurer avec lui, oui, uniquement pour pleurer!…

– Voyons, en voilà assez pour aujourd'hui, n'est-ce pas? fit sèchement Veltchaninov.

– Oh oui! plus qu'assez! fit Pavel Pavlovitch en se levant aussitôt. Mon Dieu, il est quatre heures. Comme je vous ai égoïstement dérangé!

– Écoutez, j'irai vous voir à mon tour et j'espère… Voyons! dites-moi bien franchement… N'êtes-vous pas ivre aujourd'hui?

– Ivre? mais pas le moins du monde…

– Vous n'avez pas bu en venant, ou avant?

– Vous savez, Alexis Ivanovitch, vous avez tout à fait la fièvre.

– Demain, j'irai vous voir avant une heure.

– Oui, interrompit avec insistance Pavel Pavlovitch – oui, vous parlez comme dans le délire. Je l'ai remarqué depuis un moment. Je suis vraiment fâché… Sans doute, ma maladresse… oui, je m'en vais, je m'en vais. Mais vous, Alexis Ivanovitch, couchez-vous et tâchez de dormir.

– Mais vous ne m'avez pas dit où vous demeurez! fit Veltchaninov derrière lui, comme il s'en allait.

– Je ne vous l'ai pas dit? À l'hôtel Pokrov!

– Qu'est-ce que c'est que l'hôtel Pokrov?

– C'est tout près de Pokrov, dans la ruelle… Bon, voilà que j'ai oublié le nom de la ruelle et le numéro. Enfin c'est tout près de Pokrov.

– Je trouverai.

– Adieu.

Et déjà, il était sur l'escalier.

– Attendez! attendez! cria brusquement Veltchaninov. Vous n'allez pas vous sauver comme cela?

– Comment! «me sauver»? fit l'autre, en écarquillant les yeux et en s'arrêtant sur la troisième marche.

Pour toute réponse, Veltchaninov referma vivement la porte, donna un tour de clef et poussa le verrou; puis il rentra dans sa chambre et cracha de dégoût, comme s'il venait de toucher quelque chose de sale. Il resta debout, au milieu de la chambre, immobile, cinq grandes minutes et, tout à coup, sans se déshabiller, il se jeta sur son lit et s'endormit à l'instant même. La bougie oubliée sur la table se consuma jusqu'au bout.

IV LA FEMME, LE MARI ET L'AMANT

Veltchaninov dormit lourdement et ne se réveilla qu'à neuf heures et demie. Il se leva alors, s'assit sur son lit et se prit à songer à la mort de «cette femme».

L'impression qu'il avait ressentie à la nouvelle de cette mort avait quelque chose de trouble et de douloureux. Il avait dominé son agitation devant Pavel Pavlovitch; mais, à présent qu'il était seul, tout ce passé vieux de neuf ans revécut subitement devant lui avec une netteté extrême.

Cette femme, Natalia Vassilievna, la femme de «ce Trousotsky», il l'avait aimée, il avait été son amant, lorsque, à propos d'une affaire d'héritage, il avait séjourné toute une année à T…, bien que le règlement de son affaire ne réclamât pas un séjour aussi long. La véritable cause avait été cette liaison. Cette liaison et cette passion l'avaient possédé si entièrement qu'il avait été comme asservi par Natalia Vassilievna et qu'il aurait fait sans hésiter la chose la plus folle et la plus insensée pour satisfaire le moindre caprice de cette femme. Jamais, ni avant, ni depuis, pareille aventure ne lui était arrivée. Vers la fin de l'année, quand la séparation fut inévitable, Veltchaninov, à l'approche de la date fatale, s'était senti désespéré, bien que cette séparation dût être de courte durée: il avait perdu la tête au point de proposer à Natalia Vassilievna de l'enlever, de l'emmener pour toujours à l'étranger. Il fallut toute la résistance tenace et railleuse de cette femme qui d'abord, par ennui ou par plaisanterie, avait paru trouver le projet séduisant, pour l'obliger à partir seul. Et puis? Moins de deux mois après la séparation, Veltchaninov, à Pétersbourg, en était à se poser cette question, à laquelle il ne trouvait pas de réponse: avait-il aimé véritablement cette femme, ou avait-il été dupe d'une illusion? Et ce n'était ni par légèreté, ni parce qu'il commençait une nouvelle passion qu'il se posait cette question: ces deux premiers mois qui suivirent son retour à Pétersbourg, il resta sous le coup d'une sorte de stupeur qui l'empêchait de remarquer aucune femme, quoiqu'il eût repris sa vie mondaine et qu'il eût l'occasion d'en voir beaucoup. Et il savait bien, en dépit de toutes les questions qu'il se posait, que, s'il venait à retourner à T…, il retomberait immédiatement sous le charme dominateur de celle-ci. Cinq ans plus tard, il en était encore convaincu comme au premier jour, mais cette constatation ne lui donnait plus que de l'humeur, et il ne se rappelait plus cette femme qu'avec antipathie. Il était honteux de cette année passée à T… Il ne pouvait comprendre comment il avait pu être si «stupidement» amoureux, lui, Veltchaninov! Tous ses souvenirs de cette passion ne lui donnaient plus que du dégoût: il rougissait de honte jusqu'à en pleurer. Peu à peu, cependant, il retrouva une certaine quiétude; il tâchait d'oublier et il y avait presque réussi. Et voici que soudain, après neuf ans, tout cela ressuscitait d'une manière étrange devant lui, à la nouvelle de la mort de Natalia Vassilievna.