Maintenant, assis sur son lit, hanté d'idées sombres qui se pressaient en désordre dans sa tête, il ne sentait, il ne voyait distinctement qu'une chose: c'est que, malgré la secousse que lui avait donnée la nouvelle, il se sentait parfaitement calme à l'idée de la savoir morte: «N'ai-je donc pour elle plus même un regret?» se demanda-t-il. La vérité, c'est que tout ce qu'il avait naguère eu contre elle d'antipathie venait de s'effacer, et qu'il pouvait, à cette heure, la juger sans parti pris. L'opinion qu'il s'était faite d'elle, au cours des neuf années de séparation, c'est que Natalia Vassilievna était le type de la provinciale, de la femme de la» bonne société» de province, et que peut-être il était le seul qui se fût monté la tête sur son compte. Au reste, il s'était toujours douté que cette opinion pouvait être erronée, et il le sentait à présent. Les faits se contredisaient évidemment: ce Bagaoutov avait été, lui aussi, durant plusieurs années, lié avec elle, et il était clair que, lui aussi, il avait été «subjugué». Bagaoutov était véritablement un jeune homme du meilleur monde de Pétersbourg, «un être nul comme pas un», disait Veltchaninov, et qui ne pouvait évidemment faire son chemin qu'à Pétersbourg. Et cet homme avait sacrifié Pétersbourg, c'est-à-dire tout son avenir, et était resté cinq ans à T…, uniquement pour cette femme! Il avait fini par revenir à Pétersbourg, mais il était bien possible que ce fût uniquement parce qu'on l'avait envoyé promener, «comme une vieille savate usée». Il fallait donc bien qu'il y eût dans cette femme quelque chose d'extraordinaire, le don de captiver, d'asservir et de dominer!
Pourtant il lui semblait bien qu'elle n'avait pas ce qu'il faut pour captiver et asservir: «Voyons! elle était loin d'être belle; je ne sais même pas si elle n'était pas tout simplement laide.» Quand Veltchaninov la rencontra, elle avait déjà vingt-huit ans. Sa figure n'était pas jolie, elle s'animait parfois agréablement, mais ses yeux étaient vraiment laids; elle avait le regard excessivement dur. Elle était très maigre. Son instruction était très médiocre; elle avait l'esprit assez ferme et pénétrant, mais étroit. Ses manières étaient celles d'une mondaine de province; avec cela, il faut le dire, beaucoup de tact; elle avait le goût excellent; surtout, elle s'habillait dans la perfection. Son caractère était décidé et dominateur; impossible de s'entendre avec elle à moitié: «tout ou rien». Elle avait, dans les affaires difficiles, une fermeté et une énergie surprenantes. Elle avait l'âme généreuse, et en même temps elle était injuste sans limites. Il n'était pas possible de discuter avec elle: pour elle, deux fois deux ne signifiait rien. Jamais, en aucun cas, elle n'eût reconnu son injustice ou ses torts. Les infidélités sans nombre qu'elle faisait à son mari ne lui pesèrent jamais sur la conscience. Elle était parfaitement fidèle à son amant, mais seulement tant qu'il ne l'ennuyait pas. Elle aimait à faire souffrir ses amants, mais elle aimait aussi à les dédommager. Elle était passionnée, cruelle et sensible.
Elle haïssait la dépravation chez les autres, elle la jugeait avec une dureté impitoyable, et elle était elle-même dépravée. Il eut été absolument impossible de l'amener à se rendre compte de sa propre dépravation. «C'est très sincèrement qu'elle l'ignore, jugeait déjà Veltchaninov lorsqu'il était encore à T… C'est une de ces femmes, pensait-il, qui sont nées pour être infidèles. Il n'y a pas de risque que les femmes de cette espèce tombent tant qu'elles sont filles: c'est la loi de leur nature qu'elles attendent pour cela d'être mariées. Le mari est leur premier amant, mais jamais avant la noce. Il n'y a pas plus adroit qu'elles pour se marier. Naturellement, c'est toujours le mari qui est responsable du premier amant. Et cela continue ainsi, avec la même sincérité: jusqu'au bout elles sont persuadées qu'elles sont parfaitement honnêtes, parfaitement innocentes.»
Veltchaninov était convaincu qu'il existe des femmes de ce genre; et il était également convaincu qu'il existe un type de maris correspondant à ce type de femmes, et n'ayant d'autre raison d'être que d'y correspondre. Pour lui, l'essence des maris de ce genre consiste à être pour ainsi parler «d'éternels maris» ou, pour mieux dire, à être toute leur vie uniquement des maris, et rien de plus. «L'homme de cette espèce vient au monde et grandit uniquement pour se marier, et, sitôt marié, devient immédiatement quelque chose de complémentaire de sa femme, quand bien même il aurait un caractère personnel et résistant. La marque distinctive d'un tel mari, c'est l'ornement que l'on sait. Il lui est aussi impossible de n'en pas porter qu'au soleil de ne pas luire: et non seulement il lui est interdit de jamais en rien savoir, mais encore il lui est interdit de connaître jamais les lois de sa nature.» Veltchaninov croyait fermement à l'existence de ces deux types, et Pavel Pavlovitch Trousotsky, à T…, représentait exactement à ses yeux l'un de ces types. Le Pavel Pavlovitch qui venait de le quitter n'était naturellement plus celui qu'il avait connu à T… Il l'avait trouvé prodigieusement changé, mais il savait bien qu'il ne pouvait pas ne pas avoir changé, et que c'était là la chose la plus naturelle du monde: le vrai M. Trousotsky, celui qu'il avait connu, ne pouvait avoir sa réalité complète que tant que vivrait sa femme; ce qui restait à présent c'était une partie de ce tout, et rien de plus, quelque chose qui était lâché à l'aventure, quelque chose de surprenant et qui ne ressemblait à rien.
Quant à ce qu'avait été le vrai Pavel Pavlovitch, celui de T…, voici le souvenir qu'en avait gardé Veltchaninov, et qui lui revint à l'esprit:
«Exactement parlant, le Pavel Pavlovitch de T… était mari, et rien de plus.» Ainsi, par exemple, s'il était en même temps fonctionnaire, c'était uniquement parce qu'il fallait qu'il s'acquittât d'une des parties essentielles du rôle de mari: il avait pris rang dans la hiérarchie des fonctionnaires pour assurer à sa femme sa situation dans le monde de T…, tout en étant, par lui-même, un fonctionnaire très zélé. Il avait alors trente-cinq ans; il avait une certaine fortune, même assez considérable. Il ne montrait pas, dans son service, une capacité bien remarquable, ni d'ailleurs, une incapacité bien remarquable. Il était reçu chez tout ce qu'il y avait de mieux dans le gouvernement et il avait très bon air. Tout le monde à T… était plein d'égards pour Natalia Vassilievna; elle n'en faisait que le cas qu'il fallait, recevant tous les hommages comme choses dues; elle s'entendait parfaitement à recevoir, et elle avait si bien dressé Pavel Pavlovitch qu'il égalait en distinction de manières les sommités du gouvernement. «Peut-être bien, pensait Veltchaninov, qu'il avait de l'esprit; mais comme Natalia Vassilievna n'aimait guère qu'il parlât beaucoup, il n'avait guère l'occasion de le montrer. Peut-être bien qu'il avait, de naissance, des qualités et des défauts; mais ces qualités étaient sous le boisseau, et ses défauts étaient à peu près étouffés sitôt qu'ils perçaient.» Par exemple, Veltchaninov se souvenait que Trousotsky était naturellement porté à railler le voisin: il se le voyait interdire formellement. Il aimait parfois à conter quelque histoire: il ne lui était permis de conter que des choses très insignifiantes et très brièvement. Il aimait à sortir, à aller au cercle, à boire avec des amis; l'envie de le faire lui fut bien vite ôtée. Et le merveilleux, c'est qu'avec tout cela on ne pouvait pas dire que ce mari fût sous la pantoufle de sa femme. Natalia Vassilievna avait toutes les apparences de la femme parfaitement obéissante, et peut-être elle-même était-elle convaincue de son obéissance. Peut-être Pavel Pavlovitch aimait-il Natalia Vassilievna jusqu'à l'entière abnégation de soi; mais il était impossible d'en rien savoir, vu la manière dont elle avait organisé leur vie.