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Il voit enfin que la Pucelle tient ses promesses.

Elle a fait lever le siège d'Orléans, sacrer le Roi à Reims et maintenant elle déclare, elle-même, que sa mission est terminée, demande en grâce qu'on la laisse retourner chez elle.

Il y a gros à parier que, dans un semblable milieu, le mysticisme de Gilles s'est exalté; nous nous trouvons donc en présence d'un homme dont l'âme est mi-partie reître et mi-partie moine; d'autre…

– pardon de t'interrompre, mais c'est que je ne suis pas aussi sûr que toi que l'intervention de Jeanne D'Arc ait été bonne pour la France.

– hein?

– oui, écoute un peu. Tu sais que les défenseurs de Charles Vii étaient, pour la plupart, des pandours du Midi, c'est-à-dire des pillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu'ils venaient défendre. Cette guerre de Cent ans ç' a été, en somme, la guerre du Sud contre le Nord. L'Angleterre, à cette époque, c'était la Normandie qui l'avait autrefois conquise et dont elle avait conservé et le sang, et les coutumes, et la langue. A supposer que Jeanne D'Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère, Charles Vii était dépossédé et la guerre prenait fin. Les Plantagenets régnaient sur l'Angleterre et sur la France qui ne formaient du reste, dans les temps préhistoriques, alors que la Manche n'existait point, qu'un seul et même territoire, qu'une seule et même souche. Il y aurait eu ainsi un unique et puissant royaume du Nord, s'étendant jusqu'aux provinces de la langue d'oc, englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dont les moeurs étaient pareils.

Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sans cohésion, une France absurde.

Il a dispersé les éléments semblables, cousu les nationalités les plus réfractaires, les races les plus hostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas! De ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs de chocolat et mâcheurs d'ail, qui ne sont pas du tout des Français, mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanne D'Arc, la France n'appartenait plus à cette lignée de gens fanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée race latine que le diable emporte!

Durtal leva les épaules.

– dis donc, fit-il, en riant: tu sors des idées qui me prouvent que tu t'intéresses à ta patrie; ce dont je ne me doutais guère.

– sans doute, répondit Des Hermies, en rallumant sa cigarette. Je suis de l'avis du vieux poète d'Esternod: " ma patrie, c'est où je suis bien ".

– et je ne suis bien, moi, qu'avec des gens du Nord! Mais voyons, je t'ai interrompu; revenons à nos moutons; où en étais-tu?

– je ne sais plus. -si, tiens, je disais que la Pucelle avait accompli sa tâche. Eh bien, une question se pose; que devient, que fait Gilles, après qu'elle fut capturée, après sa mort? -nul ne le sait. Tout au plus signale-t-on sa présence dans les environs de Rouen, au moment où le procès s'instruit; mais de là à conclure, comme certains de ses biographes, qu'il voulait tenter de sauver Jeanne D'Arc, il y a loin!

Toujours est-il qu'après avoir perdu ses traces nous le retrouvons enfermé, à vingt-six ans, dans le château de Tiffauges.

La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en lui disparaissent. En même temps que les méfaits vont commencer, l'artiste et le lettré se développent en Gilles, s'extravasent, l'incitent même, sous l'impulsion d'un mysticisme qui se retourne, aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes.

Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais! Alors que ses pairs sont de simples brutes, lui, veut des raffinements éperdus d'art, rêve de littérature térébrante et lointaine, compose même un traité sur l'art d'évoquer les démons, adore la musique d'Eglise, ne veut s'entourer que d'objets introuvables, que de choses rares.

Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux et sûr. Il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps où la lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints.

Nous avons la description de quelques-uns de ses manuscrits: Suétone, Valère-maxime, d'un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avec fermoir de vermeil et clef.

Ces livres, il en raffolait, les emportait, partout, avec lui, dans ses voyages; il s'était attaché un peintre nommé Thomas qui les enluminait de lettres ornées et de miniatures, tandis que lui-même peignait des émaux qu'un spécialiste, découvert à grand'peine, enchâssait dans les plats orfévris de ses reliures. Ses goûts d'ameublement étaient solennels et bizarres; il se pâmait devant les étoffes abbatiales, devant les soies voluptueuses, devant les ténèbres dorées des vieux brocarts. Il aimait les repas studieusement épicés, les vins ardents, assombris par les aromates; il rêvait de bijoux insolites, de métaux effarants, de pierres folles. Il était le Des Esseintes quinzième siècle!

Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fastueuse cour qui l'entourait à Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieu unique.

Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers, capitaines, écuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mêmes, des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxe de sa chapelle et de sa collégiale tournait positivement à la démence. A Tiffauges, résidait tout le clergé d'une métropole, doyen, vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres, écolâtres et enfants de choeur; le compte nous est resté des surplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de choeur de fin-gris doublé de menu vair.

Les ornements sacerdotaux foisonnent; ici, l'on rencontre des parements d'autel en drap vermeil, des courtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet, avec drap d'or orfrazé, une autre en drap de damas aurore, des dalmaires en satin pour diacre, des baldaquins, figurés, oiselés d'or de Chypre; là, des plats, des calices, des ciboires, martelés, pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmi lesquels le chef en argent de Saint Honoré, tout un amas d'incandescentes orfèvreries qu'un artiste, installé au château, cisèle suivant ses goûts.

Et tout était à l'avenant; sa table était ouverte à tout convive; de tous les coins de France, des caravanes s'acheminaient vers ce château où les artistes, les poètes, les savants trouvaient une hospitalité princière, une aise bon enfant, des dons de bienvenue et des largesses de départ.

Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua la guerre, sa fortune vacilla sous ces dépenses; alors, il entra dans la voie terrible des usures; il emprunta aux pires bourgeois, hypothèqua ses châteaux, aliéna ses terres; il en fut réduit à certains moments à demander des avances sur les ornements du culte, sur ses bijoux, sur ses livres.

– je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Age ne diffère pas sensiblement de celle de notre temps, dit Des Hermies. Il y a cependant Monaco, les notaires et la Bourse en moins!

– et la sorcellerie et l'alchimie en plus! Un mémoire que les héritiers de Gilles adressèrent au roi, nous révèle que cette immense fortune fondit en moins de huit ans.

Un jour, ce sont les seigneuries de Confolens, de Chabannes, de Châteaumorant, de Lombert, qui sont cédées à un capitaine de gens d'armes, pour un vil prix; un autre, c'est le fief de Fontaine-milon, ce sont les terres de Grattecuisse, qu'achète l'évêque d'Angers, la forteresse de Saint-etienne de Mer Morte qu'acquiert Guillaume Le Ferron, pour un bout de pain; un autre encore, c'est le château de Blaison et de Chemillé qu'un Guillaume de La Jumelière obtient à forfait et ne paye pas. Mais, il y en a, tiens, regarde, toute une liste de châtellenies et de forêts, de salines et de prés, dit Durtal, en déployant une longue feuille de papier sur laquelle il avait relevé, par le menu, les achats et les ventes.