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Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roi d'intervenir; et, en effet, en 1436, Charles Vii " sûr, dit-il, du mauvais gouvernement du sire De Rais ", lui fit, en son grand Conseil, et par lettres datées d'Amboise, défense de vendre et aliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre.

Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l'interdit. Le grand Pince-maille, le maître usurier du temps, Jean V, duc de Bretagne, refusa de publier dans ses Etats l'édit qu'il fit notifier, en sous-main, pourtant, à ceux de ses sujets qui traitaient avec Gilles. Personne n'osant plus acheter de domaines au Maréchal, de peur de s'attirer la haine du duc et d'encourir la colère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur et dès lors, il fixa les prix. Tu peux penser si les biens de Gilles De Rais furent possédés à bon compte!

Cela explique aussi la fureur de Gilles contre sa famille qui avait sollicité ces lettres patentes du Roi-et pourquoi il ne s'occupa plus, durant sa vie, ni de sa femme, ni de sa fille qu'il relégua dans un fond de château, à Pouzauges.

Eh bien! Pour en revenir à la question que je posais tout à l'heure, à la question de savoir comment et pour quels motifs Gilles quitta la cour, elle me semble s'éclairer, en partie du moins, par ces faits mêmes.

Il est évident que depuis longtemps déjà, bien avant que le Maréchal se fût confiné dans ses chevances, Charles Vii était assailli de plaintes par la femme et par les autres parents de Gilles; d'autre part, les courtisans devaient exécrer ce jeune homme à cause de ses richesses et de son faste; le Roi même, qui abandonna si délibérément Jeanne D'Arc quand il ne la jugea plus utile, trouvait une occasion de se venger sur Gilles des services qu'il avait rendus. Quand il avait besoin d'argent pour accélérer ses godailles et lever ses troupes, il ne pensait point alors que le Maréchal fût trop prodigue! -maintenant qu'il le voyait à moitié ruiné, il lui reprochait ses largesses, le tenait à l'écart, ne lui ménageait plus les blâmes et les menaces.

On comprend que Gilles ait quitté cette cour sans aucun regret; mais il y a autre chose encore. La lassitude d'une vie nomade, le dégoût des camps lui étaient sans doute venus; il eut certainement hâte de se recenser dans une atmosphère pacifique, près de ses livres. Il semble surtout que la passion de l'alchimie l'ait entièrement dominé et qu'il ait tout abandonné pour elle. Car il est à remarquer que cette science qui le jeta dans la démonomanie, alors qu'il espéra créer de l'or et se sauver ainsi d'une misère qu'il voyait poindre, il l'aima, pour elle-même, dans un temps où il était riche. Ce fut, en effet, vers l'année 1426, au moment où l'argent déferlait dans ses coffres, qu'il tenta, pour la première fois, la réussite du grand oeuvre.

Nous le retrouvons donc, penché sur des cornues, dans le château de Tiffauges. J'en suis là, et c'est maintenant que va commencer la série des crimes de magie et de sadisme meurtrier que je veux faire.

– mais tout cela n'explique pas, dit Des Hermies, comment d'homme pieux, il devint soudain satanique, d'homme érudit et placide, violeur de petits enfants, égorgeur de garçons et de filles.

– je te l'ai déjà dit, les documents manquent pour relier les deux parties de cette vie si bizarrement tranchée; mais par tout ce que je viens de te narrer, tu peux déjà décider, je crois, bien des fils. Précisons, si tu veux. Cet homme était, je l'ai tout à l'heure noté, un vrai mystique. Il a vu les plus extraordinaires événements que l'histoire ait jamais montrés. La fréquentation de Jeanne D'Arc a certainement suraiguisé ses élans vers Dieu. Or, du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n'y a qu'un pas. Dans l'au-delà, tout se touche. Il a transporté la furie des prières dans le territoire des à Rebours. En cela, il fut poussé, déterminé par cette troupe de prêtres sacrilèges, de manieurs de métaux et d'évocateurs de démons qui l'entourèrent à Tiffauges.

– de sorte que ce serait la Pucelle qui aurait décidé les forfaits de Gilles?

– oui, jusqu'à un certain point, si l'on considère qu'elle attisa une âme sans mesure, prête à tout, aussi bien à des orgies de sainteté qu'à des outrances de crimes.

Puis, il n'y eut pas de transition; aussitôt que Jeanne fut morte, il tomba entre les mains des sorciers qui étaient les plus exquis des scélérats et les plus sagaces des lettrés. Ces gens qui le fréquentèrent à Tiffauges étaient des latinistes fervents, des causeurs prodigieux, possesseurs des arcanes oubliés, détenteurs des vieux secrets.

Gilles était évidemment plus fait pour vivre avec eux qu'avec les Dunois et les La Hire. Ces magiciens que tous les biographes s'accordent à représenter, à tort, selon moi, comme de vulgaires parasites et de bas filous, ils étaient, en somme, les patriciens de l'esprit au quinzième siècle!

N'ayant point rencontré de place dans l'Eglise où ils n'eussent certainement accepté qu'une charge de Cardinal ou de Pape, ils ne pouvaient, en ces temps d'ignorance et de troubles, que se réfugier chez un grand seigneur comme Gilles, le seul même, à cette époque, qui fût assez intelligent et assez instruit pour les comprendre.

En résumé, mysticisme naturel d'une part et fréquentation quotidienne de savants hantés par le satanisme, de l'autre. Une misère grandissante à l'horizon et que les volontés du diable pouvaient conjurer, peut-être; une curiosité ardente, folle, pour les sciences défendues; tout cela explique que, peu à peu, à mesure que ses liaisons avec le monde des alchimistes et des sorciers se resserrent, il se jette dans l'occulte et soit mené par lui aux plus invraisemblables crimes.

Puis, au point de vue de ces égorgements d'enfants qui ne furent point immédiats, car Gilles ne viola et ne trucida les petits garçons qu'après que l'alchimie fût demeurée vaine, il ne diffère pas bien sensiblement des barons de son temps.

Il les dépasse en faste de débauches, en opulence de meurtres et voilà tout. Et c'est vrai cela; lis Michelet. Tu y verras que les princes étaient à cette époque des carnassiers redoutables. Il y a là un sire De Giac qui empoisonne sa femme, la met à califourchon sur son cheval et l'entraîne, bride abattue, pendant cinq lieues, jusqu'à ce qu'elle meure. Il y en a un autre dont j'ai perdu le nom, qui empoigne son père, le traîne nu-pieds, dans la neige, puis le jette tranquillement jusqu'à ce qu'il crève, dans une prison en contre-bas.

Et combien d'autres! J'ai sans succès cherché si, pendant les batailles et les razzias, le Maréchal avait accompli de sérieux méfaits. Je n'ai rien découvert, sinon un goût déclaré pour la potence; car il aimait à faire brancher tous les Français relaps, surpris dans les rangs des Anglais ou dans les villes peu dévouées au Roi.

Le goût de ce supplice, je le retrouverai, plus tard, au château de Tiffauges.

Enfin, pour terminer, ajoute à toutes ces causes un orgueil formidable, un orgueil qui l'incite à dire, pendant son procès: " je suis né sous une telle étoile que nul au monde n'a jamais fait et ne pourra jamais faire ce que j'ai fait. " et, assurément, le marquis De Sade n'est qu'un timide bourgeois, qu'un piètre fantaisie à côté de lui!

– comme il est très difficile d'être un saint, dit Des Hermies, il reste à devenir un satanique.

L'un des deux extrêmes. -l'exécration de l'impuissance, la haine du médiocre, c'est peut-être l'une des plus indulgentes définitions du diabolisme!

– peut-être. -on peut avoir l'orgueil de valoir, en crimes, ce qu'un saint vaut en vertus. Tout Gilles De Rais est là!

– c'est égal, c'est un rude sujet à traiter.

– évidemment; Satan est terrible au Moyen Age, mais heureusement que les documents abondent.

– et dans le moderne? Reprit Des Hermies qui se leva.

– comment dans le moderne?

– oui, dans le moderne où le satanisme sévit et se rattache par certains fils au Moyen Age.