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Ce n'est donc point cela; dans tous les cas, ce ne serait pas rassurant, une liaison avec cette femme, conclut-il, très refroidi par ces réflexions.

Mais que je suis bête! La situation même de cet intérieur prouve que mon amie inconnue n'est pas la femme de Chantelouve et, tout bien considéré, j'aime mieux qu'il en soit ainsi!

CHAPITRE VIII

L e lendemain, toutes ces vagues de pensées s'apaisèrent. L'inconnue ne le quittait toujours pas, mais parfois elle s'absentait ou se tenait à distance; ses traits moins certains s'effaçaient dans une brume; elle le fascinait plus faiblement, ne l'occupait plus, désormais, seule.

Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, que l'inconnue devait être la femme de Chantelouve, avait, en quelque sorte, refréné sa fièvre. Si c'était elle, -et maintenant ses conclusions contraires de la veille se desserraient, car enfin, en y réfléchissant bien, en reprenant un à un les arguments dont il s'était servi, il n'y avait pas plus de raisons pour que ce fût une autre femme qu'elle; -alors, cette liaison s'étayait sur des causes obscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, ne s'abandonnait plus comme auparavant à la dérive.

Et pourtant un autre phénomène se passait en lui; jamais il n'avait songé à Hyacinthe Chantelouve, jamais il n'avait été amoureux d'elle; elle l'intéressait par le mystère de sa personne et de sa vie, mais, en somme, hors de chez elle, il n'y pensait guère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirer presque.

Elle bénéficiait tout à coup du visage de l'inconnue et elle lui empruntait quelques-uns de ses traits, car Durtal ne l'évoquait plus que brouillée dans son souvenir, fondait sa physionomie dans celle qu'il s'était imaginée d'une autre femme.

Encore que le côté papelard et sournois du mari lui déplût, il ne la jugeait pas moins attirante, mais ses convoitises n'étaient plus lancées à fond de train; en dépit des méfiances qu'elle suscitait, elle pouvait être une maîtresse intéressante, sauvant la hardiesse de ses vices par sa bonne grâce, mais elle n'était plus l'être inexistant, la chimère exhaussée dans un moment de trouble.

D'autre part, si ces conjectures étaient fausses, si ce n'était pas Mme Chantelouve qui avait écrit ces lettres, alors l'autre, l'inconnue, se désaffinait un peu, par ce seul fait qu'elle avait pu s'incarner en une créature qu'il connaissait. Elle restait, tout en l'étant encore, moins lointaine; puis sa beauté s'altérait, car elle s'emparait, à son tour, de certains traits de Mme Chantelouve et si cette dernière avait bénéficié de ces rapprochements, elle, au contraire, pâtissait de ces emprunts, de cette confusion qu'établissait Durtal.

Dans l'un comme dans l'autre cas, que ce fût Mme Chantelouve ou une autre, il se sentait allégé, plus calme; au fond, il ne savait même plus, à force de s'être rabâché cette histoire, s'il aimait mieux sa chimère même amoindrie ou cette Hyacinthe qui n'amènerait du moins pas, dans la réalité, la désillusion d'une taille de fée Carabosse, d'une face de Sévigné, rayée par l'âge.

Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais il avait trop présumé de ses forces; quand il voulut commencer son chapitre sur les crimes de Gilles De Rais, il constata qu'il était incapable de souder deux phrases. Il s'évaguait à la poursuite du Maréchal, le rejoignait, mais l'écriture dans laquelle il le voulait cerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous.

Il jeta sa plume, s'enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, il s'installa à Tiffauges, dans ce château où Satan, qui refusait si obstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s'incarner en lui, sans même qu'il s'en doutât, pour le rouler, vociférant, dans les joies du meurtre.

Car, au fond, c'est cela le Satanisme, se disait-il; la question agitée depuis que le monde existe, des visions extérieures, est subsidiaire, quand on y songe; le démon n'a pas besoin de s'exhiber sous des traits humains ou bestiaux afin d'attester sa présence; il suffit, pour qu'il s'affirme, qu'il élise domicile en des âmes qu'il exulcère et incite à d'inexplicables crimes; puis, il peut les tenir par cet espoir qu'il leur insuffle qu'au lieu d'habiter en elles comme il le fait et comme souvent elles l'ignorent, il obéira aux évocations, paraîtra, traitera notarialement des avantages qu'il concédera en échange de certains forfaits. La volonté seule de faire paction avec lui doit pouvoir quelquefois amener son effusion en nous.

Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley ne rendent pas, en effet, compréhensibles les singuliers abus du Maréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plus juste, car il l'était, si par le mot de monomane l'on désigne tout homme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l'est plus ou moins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent sur une pensée de gain, jusqu'aux artistes absorbés dans l'enfantement d'une oeuvre.

Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment le devint-il? C'est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Les lésions de l'encéphale, l'adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient absolument rien dans ces questions.

Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d'une cause qu'il faudrait expliquer et qu'aucun matérialiste n'explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu'une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l'analyse du cerveau d'une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait! Il resterait à savoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s'est produite parce qu'elle est démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, -en admettant qu'il y en ait une! Les Comprachicos spirituels ne s'adressent point encore à la chirurgie, n'amputent pas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans; ils se bornent à agir sur l'élève, à lui inculquer des idées ignobles, à développer ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c'est plus sûr; et si cette gymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que la lésion n'est que le dérivé et non la cause d'un état d'âme!

Et puis… et puis… ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu'il ne connaît pas, parce qu'il convoite de le voir souffrir et d'entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il lui scie lentement le col. Il ne témoigne d'aucun repentir, se révèle, dans l'interrogatoire qu'il subit, intelligent et atroce.

Le Dr Legrand Du Saulle, d'autres spécialistes, l'ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ils n'ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avait été presque bien élevé, n'avait même pas été perverti par d'autres!

C'est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal; ils ne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l'homme qui fait le bien pour le bien.

Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l'âme, et voilà tout!

Au quinzième siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne D'Arc et par le Maréchal De Rais. Or il n'y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n'ont aucun rapport avec les vésanies et les délires!