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Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient plus que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d'anciens feux; il fallait s'imaginer aussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l'on instruisait son procès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens; et, ces menus qu'il réprouvait, l'on peut aisément les rétablir; à table avec Eustache Blanchet, Prélati, Gilles De Sillé, tous ses fidèles, dans la haute salle où sur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d'eau de nèfle, de rose, de mélilot, pour l'ablution des mains, Gilles mangeait des pâtés de boeuf et des pâtés de saumon et de brême, des rosés de lapereaux et d'oiselets, des bourrées à la sauce chaude, des tourtes pisaines, des hérons, des cigognes, des grues, des paons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, des lamproies de Nantes, des salades de brione, de houblon, de barbe de judas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés à la marjolaine et au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et au romarin, au basilic et à l'hysope, à la graine de paradis et au gingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l'estomac, comme des éperons à boire, les lourdes pâtisseries, les tartes à la fleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette, saupoudrés de cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient les copieuses rasades des bières et des jus fermentés de mûres, des vins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés de cannelle, d'amandes et de musc, des liqueurs enragées, tiquetées de parcelles d'or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxure des propos et faisaient piaffer les convives, à la fin des repas, dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves!

Il reste encore le costume à susciter, se dit-il; et il se figura, dans le fastueux château, Gilles et ses amis, non sous le harnais damasquiné des camps, mais sous leurs costumes d'intérieur, dans leurs robes de repos; et il les évoqua, en accord avec le luxe des alentours, habillés de vêtements étincelants, de ces sortes de jaquettes à plis, s'évasant en une petite jupe froncée sur le ventre, les jambes dégagées dans des collants sombres, coiffés du chaperon en vol-au-vent ou en feuilles d'artichaut comme en porte Charles Vii dans son portrait au Louvre, le torse enserré en des draps losangés d'orfèvrerie ou en damas parfilé d'argent et bordé de martre.

Et il songea aussi aux ajustements des femmes, à des robes en étoffes précieuses et ramagées, aux manches et au buste étroits, aux revers rabattus sur les épaules, aux jupes bridant le ventre, s'en allant en arrière, en une longue queue, en un remous liseré de pelleteries blanches. Et sous ce costume dont il dressait mentalement ainsi que sur un idéal mannequin, les pièces, le semant, au corsage découpé d'ouvertures, de colliers aux pierres lourdes, de cristaux violâtres ou laiteux, de cabochons troubles, de gemmes aux lueurs peureuses et ondées, la femme se glissa, emplit la robe, bomba le corsage, s'insinua sous le hennin à deux cornes d'où tombaient des franges, sourit avec les traits reparus de l'inconnue et de Mme Chantelouve. Et il la regardait, ravi, sans même s'apercevoir que c'était elle, lorsque son chat, sautant sur ses genoux, dériva le ru de ses pensées, le ramena dans sa chambre.

– ah çà, la voilà encore! -et il se mit, malgré lui, à rire de cette poursuite de son inconnue le relançant jusqu'à Tiffauges. -c'est tout de même bête de vagabonder ainsi, se dit-il en s'étirant, mais il n'y a que cela de bon, le reste est si vulgaire et si vide!

A n'en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Age, reprit-il, en allumant une cigarette. Pour les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir; aucune nuance intermédiaire; époque d'ignorance et de ténèbres, rabâchent les normaliens et les athées; époque douloureuse et exquise, attestent les savants religieux et les artistes.

Ce qui est certain, c'est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple, avaient, dans ce temps-là, l'âme plus haute. On peut l'affirmer: la société n'a fait que déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent de Moyen Age.

Alors, le seigneur était, il est vrai, la plupart du temps, une formidable brute; c'était un bandit salace et ivrogne, un tyran sanguinaire et jovial; mais il était de cervelle infantile et d'esprit faible; l'église le matait; et, pour délivrer le Saint-sépulcre, ces gens apportaient leurs richesses, abandonnaient leurs maisons, leurs enfants, leurs femmes, acceptaient des fatigues irréparables, des souffrances extraordinaires, des dangers inouïs!

Ils rachetaient par leur pieux héroïsme la bassesse de leurs moeurs. La race s'est depuis modifiée.

Elle a réduit, parfois même délaissé ses instincts de carnage et de viol, mais elle les a remplacés par la monomanie des affaires, par la passion du lucre. Elle a fait pis encore, elle a sombré dans une telle abjection que les exercices des plus sales voyous l'attirent. L'aristocratie se déguise en bayadère, met des tutus de danseuse et des maillots de clown; maintenant elle fait du trapèze en public, crève des cerceaux, soulève des poids dans la sciure piétinée d'un cirque!

Le clergé qui, en dépit de ses quelques couvents que ravagèrent les abois de la luxure, les rages du Satanisme, fut admirable, s'élança en des transports surhumains et atteignit Dieu! Les Saints foisonnent à travers ces âges, les miracles se multiplient, et, tout en restant omnipotente, l'Eglise est douce pour les humbles, elle console les affligés, défend les petits, s'égaie avec le menu peuple. Aujourd'hui, elle hait le pauvre et le mysticisme se meurt en un clergé qui refrène les pensées ardentes, prêche la sobriété de l'esprit, la continence des postulations, le bon sens de la prière, la bourgeoisie de l'âme! Pourtant, çà et là, loin de ces prêtres tièdes, pleurant parfois encore, dans le fond des cloîtres, de véritables Saints, des moines qui prient jusqu'à en mourir pour chacun de nous. Avec les démoniaques, ceux-là forment la seule attache qui relie les siècles du Moyen Age au nôtre.

Dans la bourgeoisie, le côté sentencieux et satisfait existe déjà du temps de Charles Vii.

Mais la cupidité est réprimée par le confesseur, et, ainsi que l'ouvrier, du reste, le commerçant est maintenu par les corporations qui dénoncent les supercheries et les dols, détruisent les marchandises décriées, taxent, au contraire, à de justes prix, le bon aloi des oeuvres. De père en fils, artisans et bourgeois travaillent du même métier; les corporations leur assurent l'ouvrage et le salaire; ils ne sont point tels que maintenant, soumis aux fluctuations du marché, écrasés par la meule du capital; les grandes fortunes n'existent pas et tout le monde vit; sûrs de l'avenir, sans hâte, ils créent les merveilles de cet art somptuaire dont le secret demeure à jamais perdu!

Tous ces artisans qui franchissent, s'ils valent, les trois degrés d'apprentis, de compagnons, de maîtres, s'affirment dans leurs états, se muent en de véritables artistes. Ils anoblissent les plus simples des ferronneries, les plus vulgaires des faïences, les plus ordinaires des bahuts et des coffres; ces corporations qui adoptaient pour patrons des Saints dont les images, souvent implorées, figuraient sur leurs bannières, ont préservé pendant des siècles l'existence probe des humbles et singulièrement exhaussé le niveau d'âme des gens qu'elles protègent.