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Tout cela est désormais fini; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l'ordure; c'est à elle que nous devons l'immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd'hui, le négociant n'a plus qu'un but, exploiter l'ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu'il vend.

Quant au peuple, on lui a enlevé l'indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu'il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu'il s'est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l'assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute!

Quel gâchis, bon Dieu! -et dire que ce dix-neuvième siècle s'exalte et s'adule! Il n'a qu'un mot à la bouche, le progrès. Le progrès de qui? Le progrès de quoi? Car il n'a pas inventé grand'chose, ce misérable siècle!

Il n'a rien édifié et tout détruit. A l'heure actuelle, il se glorifie dans cette électricité qu'il s'imagine avoir découverte! Mais elle était connue et maniée dès les temps les plus reculés et si les anciens n'ont pu expliquer sa nature, son essence même, les modernes sont tout aussi incapables de démontrer les causes de cette force qui charrie l'étincelle et emporte, en nasillant, la voix le long d'un fil! Il se figure aussi avoir créé l'hypnotisme, alors que, dans l'Egypte et dans l'Inde, les prêtres et les brahmes connaissaient et pratiquaient à fond cette terrible science; non, ce qu'il a trouvé, ce siècle, c'est la falsification des denrées, la sophistication des produits. Là, il est passé maître. Il en est même arrivé à adultérer l'excrément, si bien que les chambres ont dû voter, en 1888, une loi destinée à réprimer la fraude des engrais… ça, c'est un comble!

Tiens, on sonne. Il ouvrit la porte et il eut un recul.

Mme Chantelouve était devant lui.

Il s'inclina, stupéfié, tandis que, sans souffler mot, elle allait droit au cabinet de travail. Là, elle se retourna et Durtal qui l'avait suivie, se tint en face d'elle.

– asseyez-vous, je vous prie. -et il avançait un fauteuil, s'empressant de tirer avec son pied le tapis roulé par le chat, s'excusant de son désordre. Elle eut un geste vague, et restant debout, d'une voix très calme, un peu basse, elle lui dit: -c'est moi qui vous ai envoyé de si folles lettres… je suis venue pour chasser cette mauvaise fièvre, pour en finir de façon bien franche; vous l'avez écrit vous-même, aucune liaison entre nous n'est possible… oublions donc ce qui s'est passé… et, avant que je ne parte, dites-moi bien que vous ne m'en voulez pas…

il se récria. -ah mais non! Il n'accepterait pas ce déconfort. Il n'était nullement fou lorsqu'il lui répondait d'ardentes pages; lui, il était de bonne foi, il l'aimait…

– vous m'aimez! Mais vous ne saviez pas que ces lettres étaient de moi! Vous aimiez une inconnue, une chimère. Eh bien, en admettant que vous disiez vrai, la chimère n'existe plus, puisque je suis là!

– vous vous trompez, je savais parfaitement que le pseudonyme de Mme Maubel cachait Mme Chantelouve. Et il lui expliqua par le menu, sans lui faire part, bien entendu, de ses doutes, comment il avait soulevé le masque.

– ah! -elle réfléchit; ses cils battirent sur ses yeux demeurés troubles. En tout cas, reprit-elle en le regardant bien en face, vous ne pouviez me reconnaître dès les premières lettres auxquelles vous avez répondu par des cris de passion. Ce n'était donc pas à moi qu'ils s'adressaient, ces cris!

Il contesta cette observation, s'embrouilla dans la date des événements et des billets et elle-même finit par perdre le fil de ses remarques. Cela devint si ridicule qu'ils se turent. Alors elle s'assit et éclata de rire.

Ce rire strident, aigu, découvrant des dents magnifiques mais courtes et pointues, débusquant une lèvre railleuse, le vexa. Elle se fiche de moi, se dit-il, et déjà mécontent de la tournure qu'avait prise cette conversation, furieux de voir cette femme si différente de ses lettres embrasées, si calme, il lui demanda d'un ton dépité:

– saurai-je pourquoi vous riez ainsi?

– pardon, c'est nerveux, cela me prend souvent dans les omnibus; mais laissons cela, soyons raisonnables et causons. Vous me dites que vous m'aimez…

– oui.

– eh bien, en admettant que vous ne me soyez pas indifférent aussi, à quoi cela nous mènerait-il?

Eh! Vous le savez si bien, mon pauvre ami, que vous m'avez tout d'abord refusé-et en appuyant votre refus de causes fort bien déduites-le rendez-vous que dans un moment de folie, je vous demandais!

– mais je refusais parce que je ne savais pas alors qu'il s'agissait de vous! Je vous l'ai dit, c'est quelques jours après que, sans le vouloir, Des Hermies m'a révélé votre nom. Ai-je hésité dès que je l'ai su? Non, puisque je vous ai aussitôt suppliée de venir!

– soit, mais vous me donnez raison lorsque je soutiens que vous écriviez à une autre qu'à moi vos premières lettres!

Elle demeura, un instant, pensive. Durtal commençait à s'ennuyer prodigieusement de cette discussion dans laquelle ils retombaient. Il jugea prudent de ne pas répondre, chercha un biais pour sortir de cette impasse.

Mais elle-même le tira d'embarras. -ne discutons plus, nous n'en sortirions pas, dit-elle, en souriant; -voyons, la situation est celle-ci:

moi je suis mariée à un homme très bon et qui m'aime et dont tout le crime, en somme, est de représenter le bonheur un peu fade que l'on a sous la main. Je vous ai écrit la première, c'est moi qui suis coupable, et croyez-le bien, pour lui, j'en souffre. Vous, vous avez à faire des oeuvres, à travailler de beaux livres; vous n'avez pas besoin qu'une écervelée se promène dans votre vie; vous voyez donc que le mieux est que, tout en restant de vrais, mais de vrais amis, nous en demeurions là.

– et c'est la femme qui m'a écrit de si vives lettres qui me parle maintenant, raison, bon sens, est-ce que je sais quoi!

– mais soyez donc franc, vous ne m'aimez pas!

– moi!… il lui prit doucement les mains; elle se laissa faire et le fixant résolument:

– ecoutez, si vous m'aviez aimée, vous seriez venu me voir; tandis que, depuis des mois, vous n'avez même pas cherché à savoir si j'étais vivante ou morte…

– mais comprenez donc que je ne pouvais espérer être accueilli par vous dans les termes où maintenant nous sommes; puis, il y a toujours dans votre salon, des invités, votre mari; vous n'eussiez jamais été même un tout petit peu à moi, chez vous!

Il lui serrait les mains plus fort, s'approchait davantage d'elle; elle le regardait avec ses yeux fumeux où il retrouvait cette expression dolente, presque douloureuse, qui l'avait séduit. Il s'affola pour de bon, devant ce visage voluptueux et plaintif, mais, d'un geste très ferme, elle déroba ses mains.

– tenez, asseyons-nous, et parlons d'autre chose! – savez-vous que votre logement est charmant? – quel est ce Saint? Reprit-elle, en examinant, sur la cheminée, le tableau où un moine à genoux priait auprès d'un chapeau de Cardinal et d'une cruche.

– je ne sais pas.

– je vous chercherai cela; j'ai à la maison des vies de Saints; cela doit être facile à découvrir un Cardinal qui abandonne la pourpre pour aller vivre dans une hutte. -attendez donc, – attendez-Saint Pierre Damien s'est trouvé dans ce cas-là, je crois; mais je n'en suis pas très sûre. -j'ai une si pauvre mémoire, voyons, aidez-moi un peu.