Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs, chassaient à l'enfant sous les ordres du Grand Veneur, le Sieur De Bricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s'installait aux fenêtres du château et, alors que de jeunes mendiants, attirés par la renommée de ses largesses, demandaient l'aumône, il les triait du regard, faisait monter ceux dont la physionomie l'incitait au stupre et on les jetait en un cul de basse-fosse, jusqu'à ce que, se sentant en appétit, le maréchal réclamât son souper charnel.
Combien d'enfants égorgea-t-il, après les avoir déflorés? Lui-même l'ignorait, tant il avait consommé de viols et commis de meurtres! Les textes du temps comptes de sept à huit cents victimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Des régions entières furent dévastées; le hameau de Tiffauges n'avait plus de jeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle; à Champtocé, tout le fond d'une tour était rempli de cadavres; un témoin, cité dans l'enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi: " qu'un nommé Du Jardin a ouï dire qu'il avait été trouvé audit châtel une pipe toute pleine de petits enfants morts ".
Aujourd'hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Il y a deux ans, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette et il en ramena des masses de têtes et d'os!
Toujours est-il que Gilles avoua d'épouvantables holocaustes et que ses amis en confirmèrent les effrayants détails.
A la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtris par le suc puissant des venaisons, embrasés par de combustibles breuvages semés d'épices, Gilles et ses amis se retirent dans une chambre éloignée du château. C'est là que les petits garçons enfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on les bâillonne; le maréchal les palpe et les force, puis il les taillade à coups de dagues, se complaît à les démembrer, pièces à pièces. D'autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle des poumons; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de ses mains la plaie et s'assied dedans. Alors, tandis qu'il se macère dans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peu et regarde par-dessus son épaule, afin de contempler les suprêmes convulsions, les derniers spasmes. Lui-même l'a dit:
" j'étais plus content de jouir des tortures, des larmes, de l'effroi et du sang que de tout autre plaisir ".
Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit du procès nous apprend que: " ledit sire s'échauffait avec des petits garçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avait habitation sur le ventre, disant qu'il y prenait plus de plaisir et moins de peine qu'à le faire en leur nature. " après quoi, il leur sciait lentement la gorge, et l'on plaçait le cadavre, les linges, les robes, dans le brasier de l'âtre bourré de bois et de feuilles sèches, et l'on jetait les cendres, partie dans les latrines, partie au vent, en haut d'une tour, partie dans les fossés et les douves.
Bientôt ses furies s'aggravèrent; jusqu'alors il avait assouvi sur des êtres vivants ou moribonds la rage de ses sens; il se fatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima les morts.
Artiste passionné, il baisait, avec des cris d'enthousiasme, les membres bien faits de ses victimes; il établissait un concours de beauté sépulcrale; – et, alors que, de ces têtes coupées, l'une obtenait le prix, -il la soulevait par les cheveux et, passionnément, il embrassait ses lèvres froides.
Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua les enfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaits dans la glace ensanglantée des tombes; il alla même, un jour que sa provision d'enfants était épuisée, jusqu'à éventrer une femme enceinte et à manier le foetus! -puis, après ces excès, il tombait, épuisé, en d'horribles sommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes de léthargies qui accablèrent, après ses violations de sépulture, le sergent Bertrand. -mais si l'on peut admettre que ce sommeil de plomb est l'une des phases connues de cet état encore mal observé du vampirisme; si l'on peut croire que Gilles De Rais fut un aberré des sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, il faut avouer qu'il se distingue des plus fastueux des criminels, des plus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain, tant il est horrible!
Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne lui suffisant plus, il les corroda d'une essence de péché rare. Ce ne fut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joue avec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulement charnelle; elle s'aggrava, devint spirituelle. Il voulut faire souffrir l'enfant dans son corps et dans son âme; par une supercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupa l'affection, vola l'amour. Alors il dépassa, du coup, l'infamie de l'homme et entra de plain-pied dans la dernière ténèbre du mal.
Il imagina ceci:
quand l'un des malheureux enfants était amené dans sa chambre, Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur; et, au moment où l'enfant suffoquait, Gilles ordonnait de le descendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices:
ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ils m'obéissent; n'aie plus peur, je te sauve la vie et je vais te rendre à ta mère; -tandis que l'enfant éperdu de joie, l'embrassait, l'aimait à ce moment, il lui incisait doucement le cou par derrière, le rendait, suivant son expression, " languissant " et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang, il pétrissait le corps, le retournait, le violait, en rugissant.
Après ces abominables jeux, il put croire que l'art du charnier avait exprimé dans ses doigts son dernier bouillon, suinté son dernier pus, et, en un cri d'orgueil, il dit à la troupe des parasites: " il n'est personne sur la planète qui ose ainsi faire! " mais si l'au-delà du bien, si le là-bas de l'amour est accessible à certaines âmes, l'au-delà du mal ne s'atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c'en était fait; les limites de l'imagination humaine prenaient fin; il les avait, diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant le vide; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le malin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui.
Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, mais alors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sans trêve.
Il vécut d'expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlant à la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les parties solitaires du château; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieu qu'il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Il institue à Machecoul une collégiale en l'honneur des Saints Innocents; il parle de s'enfermer dans un cloître, d'aller à Jérusalem, en mendiant son pain.
Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent, puis passent, glissent les unes sur les autres et celles qui disparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui les suivent.
Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipite dans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu'il se rue sur l'enfant qu'on apporte, lui crève les prunelles, remue avec ses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s'empare d'un bâton d'épines et frappe sur la tête jusqu'à ce que la cervelle saute du crâne!
Et lorsque le sang gicle et que la pâte du cerveau l'éclabousse, il grince des dents et rit. Ainsi qu'une bête traquée, il fuit dans les bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassent prudemment du cadavre et des hardes.