Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêts noires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèle encore à Carnoët.
Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes qui l'accostent, regarde, et soudain il voit l'obscénité des très vieux arbres.
Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soit sa présence même qui la déprave; pour la première fois, il comprend l'immuable salacité des bois, découvre des priapées dans les futaies.
Ici, l'arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant des jambes en l'air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s'ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu'elles s'éloignent du tronc; là, entre ces jambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornication qui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu'à la cime; là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaît sous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d'une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.
Des images l'effarent. Il revoit les peaux garçonnières, les peaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles et lisses des longs hêtres; il retrouve l'épiderme éléphantin des mendiants dans l'enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes; puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, des orifices où l'écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, des hiatus plissés qui simulent d'immondes émonctoires ou des natures béantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches, d'autres visions, des fosses de dessous de bras, des aisselles frisées en lichen gris; ce sont, dans le tronc même de l'arbre, des blessures qui s'allongent en grandes lèvres, sous des touffes de velours roux et des bouquets de mousses!
Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent en désordre dans le firmament qui se satanise; les nuages se gonflent en mamelons, se fendent en croupes, s'arrondissent en des outres fécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite; ils s'accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plus qu'images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, que grands v, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s'ébrasent, qu'issues humides! -et ce paysage d'abomination change. Gilles voit maintenant sur les troncs d'inquiétants polypes, d'horribles loupes.
Il constate des exostoses et des ulcères, des plaies taillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces; c'est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d'arbres dans laquelle surgit, au détour d'une allée, un hêtre rouge.
Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang; il entre en rage, rêve que sous l'écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l'homme!
Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre, et il s'affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à ses cris de désirs par les huées stridentes des vents; il s'affaisse, pleure, reprend sa marche jusqu'à ce qu'exténué, il arrive au château et croule sur son lit comme une masse.
Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu'il dort. Les enlacements lubriques des branches, l'accouplement des essences diverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés qui s'entr'ouvrent disparaissent; les pleurs des feuillages fouettés par la bise, se tarissent; les blancs abcès des nuées se résorbent dans le gris du ciel; et-dans un grand silence-ce sont les incubes et les succubes qui passent.
Les corps qu'il a massacrés et dont il a fait jeter les cendres dans les douves ressuscitent à l'état de larves et l'attaquent aux parties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse en sursaut, et accroupi il se traîne à quatre pattes, tel qu'un loup, jusqu'au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.
Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ce Christ dont la face convulsée le regarde.
Il l'adjure d'avoir pitié, le supplie de l'épargner, sanglote, pleure, et lorsque n'en pouvant plus, il gémit tout bas, il entend, terrifié, pleurer dans sa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mères et criaient grâce!
Et Durtal emballé sur cette vision qu'il imagine, ferme son cahier de notes et juge, en levant les épaules, bien mesquins ses débats d'âme à propos d'une femme dont le péché n'est, comme le sien en somme, qu'un péché bourgeois, qu'un péché ladre.
CHAPITRE XII
L e prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange à Chantelouve que j'ai omis de voir depuis des mois, est facile à trouver, se disait Durtal, en s'acheminant vers la rue de Bagneux. En supposant qu'il soit chez lui, ce soir, ce qui est peu probable, car alors, que signifierait ce rendez-vous? J'aurai la ressource de lui raconter que j'ai appris par des Hermies son accès de goutte et que j'ai voulu prendre de ses nouvelles.
Il monta l'escalier de la maison qu'habitait Chantelouve. C'était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marches pavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé par ces antiques lampes à réflecteur que surmonte une sorte de casque de tôle peint en vert.
Cette ancienne maison sentait l'eau des tombes, mais elle exhalait aussi une odeur cléricale, dégageait ce fleur d'intimité un peu solennel que n'ont plus les bâtisses en carton-pâte de notre temps. Elle ne semblait pas pouvoir abriter les promiscuités des appartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenues et des ménages réguliers et placides.
Elle lui plut et il jugea qu'Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable.
Il sonna au premier étage. Une bonne l'introduisit par un long couloir dans un salon. Il constata, d'un coup d'oeil, que depuis sa dernière visite, rien n'avait changé.
C'était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n'en finissant plus, une cheminée parée d'une réduction en bronze de la Jeanne d'Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon, à globes. Il reconnaissait le piano à queue, la table chargée d'albums, le divan, les fauteuils forme Louis xv, en tapisseries peintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potiches bleues, montées sur des pieds de faux ébène, des palmiers malades. Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait de Chantelouve jeune, posé de trois quarts, une main appuyée sur la pile de ses oeuvres; seuls, un ancien iconostase russe en argent niellé et l'un de ces Christ en bois, sculptés au dix-septième siècle, par Bogard de Nancy et couché sur un lit de velours, en un ancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cet ameublement de bourgeois faisant leurs Pâques, recevant des dames de charité et des prêtres.
Un grand feu flambait dans l'âtre; une très haute lampe à abat-jour de dentelle rose, éclairait la pièce.
– ce que ça pue la sacristie! Se disait Durtal, au moment où la porte s'ouvrit.
Mme Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molleton blanc, embaumant la frangipane. Elle serra la main de Durtal, s'assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas de soie indigo dans des petits souliers vernis, à grilles.
Ils parlèrent du temps; elle se plaignait de la persistance de l'hiver, déclarait que malgré les fournaises les plus actives elle demeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâter ses mains qui étaient, en effet, froides; puis elle s'inquiéta de sa santé, le trouva pâle.
– mon ami a l'air bien triste, dit-elle.
– on le serait à moins, fit-il, désirant se rendre intéressant.
Elle ne répondit pas tout d'abord, puis: