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Hystérique et bavarde, impudente et intime, son histoire de France était cependant, à certains endroits, soulevée par le vent du large; ses personnages vivaient, sortaient de ces limbes où les inhument les cinéraires anas de ses confrères; peu importait dès lors que Michelet eût été le moins véridique des historiens, puisqu'il en était le plus personnel et le plus artiste. Quant aux autres, ils furetaient maintenant dans les paperasses, se bornaient à piquer sur leurs plaques de liège des faits divers. A la suite de M. Taine, ils gommaient des notes, les collaient les unes à la suite des autres, ne gardaient, bien entendu, que celles qui pouvaient soutenir la fantaisie de leurs contes. Ces gens-là se défendaient de toute imagination, de tout enthousiasme, prétendaient ne rien inventer, ce qui était vrai, mais ils n'en maquillaient pas moins, par la sélection de leurs documents, l'histoire. Et puis, comme leur système était simple! On découvrait que tel événement s'était passé en France dans quelques communes et l'on concluait aussitôt que tout le pays pensait, vivait de telle façon, à tel jour de telle année, à telle heure.

Ils étaient non moins que Michelet de valeureux faussaires, mais ils n'avaient ni son empan, ni ses visions; c'étaient les petits merciers de l'histoire, des camelots, des notulateurs qui pointillaient sans donner un ensemble, comme font maintenant les peintres qui punaisent les tons, comme les décadents qui cuisinent des hachis de mots! Et c'est bien autre chose encore lorsqu'il s'agit des biographes, se disait Durtal. Ceux-là, ce sont les épileuses. Des gens ont écrit des livres pour démontrer que Théodora était chaste et que Jan Steen ne buvait point. Un autre a épucé Villon, s'est efforcé de démontrer que la grosse Margot de la ballade n'était pas une femme mais bien l'enseigne d'un cabaret; pour un peu, il représentait le poète ainsi qu'un homme bégueule et continent, judicieux et probe. On eût dit qu'en écrivant leurs monographies, ces historiens appréhendaient de se déshonorer en touchant à des écrivains ou à des peintres dont la vie avait été cahotée par des bourrasques. Ils eussent sans doute désiré qu'ils fussent des bourgeois comme eux; le tout équipé d'ailleurs à l'aide de ces fameuses pièces que l'on épluche, que l'on détorque, que l'on trie.

Cette école de la réhabilitation, toute-puissante aujourd'hui, exaspérait Durtal; aussi était-il bien certain de ne pas sombrer avec son livre sur Gilles De Rais dans la monomanie de ces affamés de la bienséance, de ces enragés de l'honnêteté. Pas plus qu'un autre, avec ses idées sur l'histoire, il ne pouvait prétendre à peindre un Barbe-bleue exact, mais il était sûr au moins de ne pas l'édulcorer, de ne pas l'amollir dans des bains de langue tiède, de ne pas en faire ce médiocre dans le bien ou dans le mal qui plaît aux foules. Pour prendre son élan, il possédait, en guise de tremplin, une copie du mémoire au Roi des héritiers de Gilles De Rais, les notes qu'il avait prises sur le procès criminel de Nantes dont plusieurs expéditions sont à Paris, des extraits de l'histoire de Charles Vii, De Vallet De Viriville, enfin la notice d'Armand Guéraut et la biographie de l'abbé Bossard. Et cela lui suffisait pour dresser debout la formidable figure de ce satanique qui fut, au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes.

Une seule personne était au courant de son projet de livre, Des Hermies, qu'il voyait maintenant presque tous les jours.

Il l'avait connu dans une maison des plus étranges, chez Chantelouve, l'historien catholique, qui se vantait de recevoir à sa table tous les mondes. Et, en effet, c'était une fois par semaine, l'hiver, dans son salon de la rue de Bagneux, le plus bizarre ramas de gens: des cuistres de sacristie et des poètes de caboulots, des journalistes et des actrices, des partisans de la cause de Naundorff et des placiers en sciences louches.

Cette maison était, en somme, située sur la lisière du monde clérical qui s'y rendait un peu comme en un mauvais lieu; l'on y dînait de façon tout à la fois biscornue et fine; Chantelouve était cordial, d'esprit grassouillet, d'entrain pressant. Il inquiétait bien un peu les analystes par un regard de bagne qui passait quelquefois sous les verres fumés de son binocle, mais sa bonhomie tout ecclésiastique désarmait les préventions; puis la femme, à peine jolie mais bizarre, était très entourée; elle demeurait cependant silencieuse, n'encourageait pas les propos assidus des visiteurs, mais elle était, ainsi que son mari, dénuée de bégueulisme; impassible, presque hautaine, elle écoutait, sans broncher, les paradoxes les plus monstrueux, souriait, l'air absent, les yeux perdus au loin.

Dans une de ces soirées où il fumait une cigarette, tandis que la Rousseil, récemment convertie, hurlait des stances au Christ, Durtal avait été étonné par la physionomie, par la tenue de Des Hermies qui tranchaient durement sur le débraillé des défroqués et des poètes, entassés dans le salon et la bibliothèque de Chantelouve.

Au milieu de ces faces sournoises ou préparées, il apparaissait comme un homme singulièrement distingué, mais méfiant et rétif. Grand, fluet, très pâle, il fronçait des yeux rapprochés d'un nez fureteur et bref, des yeux qui avaient le bleu foncé de la pierre divine et son éclat sec. Ses cheveux étaient blonds, sa barbe, rasée sur les joues et taillée sous le menton en pointe, tournait au ton du liège. Il y avait en lui d'un Norvégien maladif et d'un Anglais rêche. Vêtu d'étoffes fabriquées à Londres, il semblait étriqué dans un complet quadrillé, de couleur morne, serré à la taille, montant très haut, cachant presque la cravate et le col. Très soigné de sa personne, il avait une manière à lui de retirer ses gants et de les faire imperceptiblement claquer en les roulant; puis il s'asseyait, croisait ses longues jambes en thyrse en se penchant tout d'un côté, à droite, retirait de sa poche gauche, collée au corps, une blague japonaise plate et gaufrée, qui contenait son papier à cigarette et son tabac.

Il était méthodique, en garde, froid comme une corde à puits devant les inconnus; son attitude supérieure et avec cela gênée s'ajustait à ses rires blêmes et coupés court; il suscitait de sérieuses antipathies à première vue et il pouvait les justifier par des mots vénéneux, des mutismes méprisants, des sourires rigoureux ou narquois. Il était respecté chez les Chantelouve, il y était surtout craint, mais quand on le connaissait, on s'apercevait que, sous le verglas de cette mine, couvait une bonté réelle, une amitié peu expansive, mais capable d'un certain héroïsme, en tous cas, sûre.

Comment vivait-il? était-il riche ou seulement à l'aise? Personne ne le savait; et lui-même, très discret envers les autres, ne parlait jamais de ses affaires; il était docteur de la Faculté de Paris, car Durtal avait vu, par hasard, son diplôme, mais il parlait de la médecine avec un mépris immense, avouait s'être jeté, par dégoût d'une thérapeutique vaine, dans l'homéopathie qu'il avait délaissée à son tour, pour une médecine Bolonaise qu'il dénigrait.

A certains moments, Durtal ne pouvait douter que Des Hermies n'eût pratiqué la littérature, car il la jugeait avec la certitude d'un homme du métier, démontait la stratégie des procédés, dévissait le style le plus abstrus avec l'adresse d'un expert qui connaît, en cet art, les plus compliqués des trucs. A Durtal qui lui reprochait, un jour, en riant, de cacher ses oeuvres, il répondait avec une certaine mélancolie: je me suis châtré l'âme à temps d'un bas instinct, celui du plagiat. J'aurais pu faire du Flaubert aussi bien sinon mieux que tous les regrattiers qui le débitent; mais à quoi bon?