J’ai mis quelques secondes pour vraiment intégrer l’information.
Youri se taisait, sûr de son effet, qui ne se fit pas attendre.
Je lui ai lancé un regard ébahi.
Je n’arrivais pas à dire quoi que ce soit.
On a siroté nos bières.
– Comment qu’elle fait? j’ai demandé, au bout d’un moment.
– J’en sais rien, a fait Youri. Mais je crois que si Grunz a craqué c’est parce qu’elle est assez facétieuse la gamine, et qu’elle a son caractère… Je l’ai joint sur le Net hier matin, il m’a dit qu’elle lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et qu’en plus ses propres gosses en redemandaient. Il me l’a envoyée comme s’il s’agissait d’une vraie bombe bactériologique.
Je me suis marré.
– Sûr que c’est une bombe.
– Ouais, a fait Youri. Une vraie bombe,
– Putain, j’ai grimacé malgré moi, ils sont tous comme ça?… Je veux dire la Première Génération de l’Espace?…
Youri m’a regardé avec un drôle de sourire, et l’éclat vif que je lisais dans ses yeux ne voulait pas perdre en intensité.
– On sait pas trop, manque de statistiques vérifiables avec le développement un peu anarchique de l’Anneau-Cité orbital… Mais elle dit que non. Que tous les autres enfants de l’espace ont ce type de pouvoirs, mais à l’état inconscient, les pauvres humains comme nous étant livrés, eux, aux niveaux de conscience inférieurs…
– Combien qu’ils sont, comme elles?
– Elle sait pas exactement, au moins six, j’crois qu’elle m’ a dit.
– Où ils sont, les six autres?
– J’en sais foutre rien.
– Et elle? Elle le sait?
– J’sais pas non plus, demande-lui à l’occasion.
– Bon, si tu me disais maintenant pourquoi elle a besoin d’une fausse identité?
Il m’a d’abord regardé sans rien dire. J’ai enfoncé le clou.
– J’imagine que si elle peut bluffer une neuromatrice militaire, et paralyser une station de la taille de Lagrange, elle peut facilement manipuler les réseaux des douanes terrestres, et que c’est même comme ça qu’elle a procédé pour descendre de l’orbite, pas vrai?
J’ai claqué la langue. J’étais fier de moi.
– C’est ça, a fait Youri.
– Bon, alors pourquoi qu’elle a besoin d’une putain de carte, maintenant, veut faire chier, ou quoi?
– Non, elle te l’a dit tout à l’heure… A cause de l’énergie dépensée inutilement. Ça lui fait dépenser trop de neurones, ça l’épuise.
J’ai enregistré l’info. Ça l’épuisait.
– Bon, qu’est-ce qui s’est passé après, sur Lagrange?
– Y a eu une explication avec Dakota, sa famille et le Conseil de la station, dont le chef de la sécurité. Au bout de deux ou trois heures, les principales commandes étaient de nouveau opérationnelles, trois jours plus tard tout était en état, et au bout d’une semaine Dakota et ses parents embarquaient sur la première navette en partance pour Lunokhod Junction, via BlackSky.
J’ai enregistré le fait que Dakota était pas le genre de fille à se dégonfler devant l’adversité, elle faisait feu de tout bois quand elle se sentait menacée, ou pour défendre ses intérêts, comme tous les humains. Elle avait eu ce qu’elle voulait, au bout du compte. Une question me brûlait les lèvres.
– Dis-moi, je reviens à ça… Pourquoi qu’elle a eu besoin de passer en fraude depuis l’orbite? Elle était en taule, en fuite, elle a fait une autre connerie?
La première prison spatiale de l’Histoire, SteelCity venait d’ouvrir ses portes sur une orbite géostationnaire, on parlait que de ça depuis des mois.
– Pas tout à fait…
Je lui ai fait un signe blasé signifiant qu’il pouvait y aller.
– La petite famille est donc retournée sur la Lune… Le temps a passé et les parents de Dakota ont d’abord essayé de comprendre de leur côté les pouvoirs de leur fille. Dakota leur a raconté qu’elle se savait différente depuis toute petite et qu’elle avait testé les plus simples de ses pouvoirs dans le ventre de sa mère. C’est acculée au désespoir qu’elle avait agi ainsi sur Lagrange. Sa mère apprit ce jour-là que c’était à cause d’une amourette brisée par leur exil, un flirt d’ado avec le jeune fils d’un technicien supraconducteur, vivant à Lunokhod, que Dakota s’était enfermée dans son désespoir, durant son séjour sur Lagrange [1]. Une simple déprime amoureuse d’adolescente avait failli compromettre un projet valant des billions de dollars, tu vois le truc? Je crois que c’est ce genre de considérations qui leur a valu la visite de plusieurs types de l’ONU, un peu plus tard, mais, là, c’était des mecs des services de renseignement du Conseil de sécurité, avec des toubibs militaires du Pentagone… Ils ont fait savoir à Dakota qu’elle avait commis un délit très grave, assimilable à du terrorisme spatial, elle risquait de passer la plus grande partie de sa vie en prison si les autorités de la station portaient plainte. En échange d’un abandon des charges, les types de l’UnoBI lui ont demandé de venir avec eux dans une école spéciale en orbite terrestre. Cette école spéciale s’avéra un centre de recherches ultra-spécialisé, où Dakota fut étudiée sous toutes les coutures pendant cinq ans…
Youri fit une pause, pour reprendre son souffle, son inspiration, et un peu de bière.
Mais j’avais deviné la suite. La Sale Môme de l’Espace en avait eu marre des lunetteux en blouse blanche et de la solitude. Elle s’était barrée, avait détraqué les systèmes de sécurité ou les avait “ neuromanipulés ” à distance ou je savais pas trop quoi, et elle était descendue de l’orbite, se fondant dans les dix milliards d’êtres humains qui surpeuplaient la planète.
Comme par hasard elle tombait chez moi, ou presque.
4 Travailleur clandestin en situation irrégulière
La porte matelassée d’authentique cuir de vachette s’est ouverte sur un long corridor, avec un tapis rouge vermeil qui conduisait à une autre porte, en tous points analogue à la première.
Un des gorilles laotiens de monsieur Tchou m’a montré le couloir et m’a titillé les reins avec le canon de son Uzi à micro-munitions.
– Toi aller porte du fond. Monsieur Tchou t’attendre.
– Ouais, j’ai fait, monsieur Tchou m’attendre, mais toi attendre pas trop pour enlever ton joujou de mes fesses. J’suis pas le genre que tu crois, mon chéri…
Je l’ai entendu refermer la porte en soufflant une amabilité du genre “ euro motherfucker ”, ou un truc comme ça, mais j’ai pas relevé. Je peaufinais avec une relative nervosité les ultimes détails de ma version des faits. Monsieur Tchou n’est pas le dernier des zozos. S’il a survécu jusqu’à cet âge vénérable dans le coin, et à son niveau, c’est que c’est un vrai dur, quelqu’un qui se sert de son cerveau avant d’utiliser ses muscles, ou ses fusils d’assaut.
[1] Lagrange, astronome et mathématicien français du XVIIIe siècle. On lui doit notamment la découverte des points qui portent son nom dans l’espace, là où les forces gravitationnelles de la Terre et de la Lune s’annulent. De nombreux projets de la NASA prévoient l’installation de super-stations aux points de Lagrange, pour le deuxième quart du XXIe siècle.