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Quand je suis arrivé devant la seconde porte j’ai d’abord vu l’oeil noir et globuleux d’une caméra multifréquences. Puis la trademark argentine qui authentifiait le label Cuir véritable, greffée sous l’épiderme.

J’évaluais la porte au salaire trimestriel d’un ingénieur orbital.

La maison de monsieur Tchou ressemblait à une pagode géante qui se serait échouée en bord de Seine, en face de l’ancienne imprimerie du Monde (qui datait de l’époque où les journaux étaient imprimés sur du papier cellulosique), devenue un des night-clubs les plus prisés du coin.

Monsieur Tchou, en dehors du fait qu’il dirigeait le rameau local d’une importante Triade de la diaspora de Hongkong, était un de ceux qui avaient le plus brillamment réussi leur reconversion. Depuis la fin de la Grande Prohibition des années 2030, il s’était judicieusement constitué d’autres fonds de commerce, parfaitement légaux, et oeuvrait désormais pour la Triade dans 1es hautes sphères du pouvoir, à Marne-la-Vallée ou à Bruxelles.

J’ai posé ma main contre la plaque du senseur, entre deux carrés de cuir, les doigts épousant bien la forme du dessin, pas d’embrouilles. Le senseur a analysé mes empreintes, et les a comparées à celles de la carte que j’ai enfilée dans le lecteur.

La porte s’est ouverte après un petit cliquetis, dans un doux et confortable ronronnement. Je me suis retrouvé face à une vaste pièce, plongée dans la pénombre.

Au-dessus de moi s’ouvrait un dôme couleur de nuit, avec des milliers d’étoiles peintes à la main.

Une petite lumière pâle s’est allumée à l’autre bout de la coupole.

Le visage rond de monsieur Tchou est apparu, flottant au-dessus d’un costume chinois traditionnel noir et or et d’un bureau de ministre.

– Venez donc, cher ami.

Sa voix avait conservé l’accent de la banlieue de Hongkong, où il avait passé sa petite enfance. Il a fait un petit geste d’invite, et j’ai avancé dans sa direction. En levant les yeux, j’avais l’impression de marcher sous un planétarium façon manga.

J’étais ici dans le saint des saints. Je n’y étais jamais entré auparavant, Monsieur Tchou m’avait toujours reçu dans sa tour du Kremlin-Bicêtre. C’était un geste rare et important, censé élever son bénéficiaire au niveau de Boddhisattva, ou à peu près.

– Monsieur Tchou, très honoré, j’ai fait, en inclinant la tête en signe de politesse.

Il m’a observé de ses petits yeux albinos et bridés, son sourire impénétrable aux lèvres. Il m’a rendu mon salut et m’a fait un signe indiquant que je pouvais m’asseoir.

Je me suis installé sur un fauteuil de vice-ministre et j’ai relevé les yeux vers les siens. Les petites billes rouges disparaissaient presque sous les replis de graisse. J’ai pu me rendre compte que son visage était parfaitement lisse, sans une ride, pas une cicatrice, pas une marque. Plus de dix ans avaient passé et il me semblait même plus jeune qu’avant. Je me suis souvenu qu’il s’était offert une clinique de chirurgie esthétique de pointe, au Liban, pour bénéficier des soins les plus performants du moment. Il faisait disparaître les effets de la vieillesse, mais considérait depuis toujours que l’embonpoint était un signe de puissance et de réussite.

Monsieur Tchou vivait dans le noir comme les chauves-souris, il ne supportait que les lumières faibles et tirant vers l’infrarouge.

Il m’observait calmement, comme un génie tranquille et bienveillant. Si je n’avais pas connu le nombre d’hommes qu’il avait tués de ses propres mains, ou dont il avait commandité l’assassinat, j’aurais pu le prendre pour un de ces businessmen grassouillets de Shanghaï qui descendaient à L’Eurasia-Hilton.

– Bienvenue, mon petit, a fait monsieur Tchou en élargissant son sourire. Alors, dis-moi, qu’est-ce que tu es devenu depuis tout ce temps? On m’a dit que tu travaillais pour Oshiro, maintenant?

Si quelqu’un devait connaître chaque détail de mon parcours, c’était bien monsieur Tchou, en dehors de la TechnoPol elle-même. Avec un homme de sa trempe, il valait mieux bien choisir son mensonge.

– Oui, j’ai répondu, je suis passé chez Janacek amp; Silveri. Par Viroflay, avant. Et aussi à l’ennemi, comme vous le savez sûrement…

Monsieur Tchou a éclaté de rire. Son ventre tressautait comme un gros ballon cousu de soie naturelle, deux mètres carrés de tissu qui devaient valoir le prix de la dernière Hyundaï.

– Qu’est-ce qui te fait dire que je suis au courant, Sun Tzu?

Sun Tzu, c’était le nom de code que j’employais à l’époque du gang, pour mes contacts avec la Triade de monsieur Tchou. Sun Tzu, l’auteur de L’Art de la guerre, un bouquin que m’avait fait lire Youri. Le type en question, un spécialiste chinois de stratégie, avait vécu cinq cents ans avant le Christ, et toutes les guérillas populaires s’en étaient inspirées au XXe siècle. Monsieur Tchou, qui était loin d’être inculte, avait énormément apprécié.

– Allons… personne n’ignore que vous savez tout ce qui se passe dans la ceinture sud, monsieur Tchou.

Il est reparti de son rire énorme.

– Je sais tout ce qui passe, Sun Tzu, et jusqu’à la ceinture nord…

J’ai chopé la perche et j’ai amorcé un sourire.

– On dit même que vous faites souvent le voyage de Bruxelles, monsieur Tchou, les Triades s’intéressent au déficit budgétaire européen, maintenant?

Il a éclaté de rire.

– Nous nous intéressons à tous les déficits budgétaires, Sun Tzu, tu le sais bien… Mais ce n’est pas pour discuter macroéconomie que tu as fait le voyage jusqu’ici, n’est-ce pas?

Je suis resté en suspens une ou deux secondes, mon sourire froid aux lèvres.

– Non, en effet.

Je me suis profondément calé au fond du fauteuil.

Ça y est, je me suis dit, c’est parti.

Toute négociation avec une Triade se doit de respecter un certain nombre de règles. La première consiste à mentir avec art. Les Asiatiques se foutent que vous leur disiez la vérité ou pas. Ce qui compte pour eux, c’est l’élégance et la logique interne de votre histoire.

Le mensonge se doit d’être habilement dissimulé dans un tissu de vérités, plus ou moins approximatives, mais qui y renvoie, et sur lesquelles votre mensonge peut rebondir, dans un jeu de significations très complexes.

J’ai donc calmement débité ma salade à monsieur Tchou. Un savant dosage de vérités et de fictions dont je suis certain qu’il se régalait, me suffisait de voir sa face de lune éclairée de son sourire, les petits yeux logés au fond de leurs orbites, brillant de leur éclat rouge. Ses doigts grassouillets, croisés sur sa bedaine de luxe, rythmaient gentiment le son de ma voix, avec une évidente satisfaction.

Pendant toute la semaine précédente, je m’étais d’abord traité de connard, tout en essayant de bâtir un plan correct qui nous envoie pas tous au trou jusqu’à trop tard (pour Youri, ça signifiait crever en taule, et pour moi, en sortir un poil avant la retraite). J’avais essayé de voir si je pouvais m’approcher de la sphère des techno-pirates sans trop de risques. J’ai fait une tentative sur Doc Savimbi, un gros trafiquant de techno toujours en service (et qui avait commencé avant moi), un putain de blackos hyper-balèze qui vivait dans la Vallée de la dioxine, là où la grosse usine chimique a explosé au début du siècle. Mais j’ai bien vu que je ne pourrais pas conserver mon anonymat très longtemps, c’était pas un rigolo lui non plus, le Doc Savimbi. J’ai finalement opté pour la seule voie “ raisonnable ”. J’ai pris contact avec un de mes indics les plus sûrs de Chinatown, pour avoir un rencart avec monsieur Tchou. A partir de là, fallait juste marcher sur des oeufs. Mon plan était simplissime. Dire la vérité, en taisant les noms et en remplaçant mademoiselle la Chieuse de l’Espace par un simple pote dans le besoin. S’il insistait je pouvais inventer un mec qui venait de faire un coup ou s’échapper d’une taule, en Europe de l’Est, ou en Finlande, là où les services de renseignement des Triades vivent sur un petit pied, comparativement à ici. Surtout, ne pas se vautrer sur une scabreuse histoire d’infiltration clandestine de la TechnoPol, via Oshiro, moi, et mes contacts underground, comme l’idée m’était d’abord venue. Assez compliqué comme ça. Un truc clair, net et transparent, autant que possible.