Les trous causés par les obus avaient été comblés par de la toile parachute, ou par cette sorte de vinyle que les techniciens électronucléaires utilisent pour ériger des sas mobiles dans les coursives irradiées. Au-dessus de sa partie ouest, une dalle de béton servait de fondation à quelques immeubles désaffectés où s’étaient ouverts nombre de bars clandestins. On est allé chez Random. On a bu des bières toute la nuit, de la bonne mexicaine alcoolisée de contrebande, en écoutant des vieilleries du début du siècle.
Je lui ai fait part de ce que Youri m’avait raconté, et je lui ai demandé de me décrire la vie en orbite, sur la Lune, ou dans les stations de l’Anneau-Cité orbital. En retour, elle m’a demandé de lui faire un tableau de la vie ici, sur Terre.
J’avais pas mal picolé et je me suis à peine rendu compte que je lui racontais ma vie. J’ai senti que le contact s’établissait, mais à un moment donné je me suis senti ridicule, sûr qu’elle devait savoir tout ça, si ça se trouve elle était déjà câblée sur des souvenirs inaccessibles à ma conscience…
Cet éclair de parano l’a juste fait rire. Elle m’a alors expliqué comment ça fonctionnait vraiment. Il fallait des années d’entraînement pour contrôler correctement les neurogiciels du cerveau, synthétiser les molécules métacorticales et apprivoiser les phénomènes quantiques que ses pouvoirs mettaient en oeuvre. Sonder en profondeur un esprit humain, ou contrôler ses centres de la conscience demandaient une énergie et une maîtrise hors du commun. Ce n’était pas le tout d’avoir des pouvoirs, encore fallait-il savoir les utiliser, ce qui était valable pour tous les humains, au demeurant. Dakota comparait ça à un art martial; d’ailleurs leur entraînement de base, dans la station militaire, était fondé sur des techniques de yoga et de kung-fu. La maîtrise “ psionique ” ne pouvait s’établir que sur un parfait contrôle neuro-musculaire.
J’avais pu m’en rendre compte de près.
En moi jaillissaient des images dignes de mangas héroïco-érotiques, Dakota en jeune ninja drapée de noir, combi-latex et optiques à amplification de lumière, comme des disques obscurs sur ses yeux, accomplissant une danse de mort en apesanteur dans les vastes cylindres d’entraînement, bourrés de pièges et d’électronique. Avec des flashs nettement plus pornographiques que mon cerveau tentait de réfréner, du mieux qu’il pouvait.
Je me souviens plus trop de la route du retour, mais je sais qu’on s’est retrouvés chez moi. Après, c’est marrant, ça s’est enchaîné avec la fluidité d’un film éthylique.
Je me suis retrouvé près d’elle. Il faisait chaud, la clim marchait toujours aussi mal, un film de sueur cristallin recouvrait son visage. J’aurais voulu boire toute cette rosée.
Je savais pertinemment que mes vibrations les plus intimes, mes battements de coeur, jusqu’à la chimie particulière qui devait s’évaporer par tous mes pores, tout cela devait s’afficher aussi clairement qu’une diode sur une montre-TV, pour elle.
Je m’en foutais à un point pas croyable. Après, je n’ai plus que des bribes de conversations éclatées et les points culminants de l’expérience:
– Et là, c’est vos pouvoirs encore?
– Qu’est-ce que vous voulez dire?
– C’est avec un de vos neurovirus que vous m’ avez hypnotisé?
Elle s’est approchée de moi. On aurait pu glisser une feuille d’imprimante entre nos deux visages.
– Non, elle a fait, en me projetant son souffle dans les naseaux. Là, j’envoie la dose normale de phéromones.
Nos lèvres se sont collées, et elle m’a aspiré.
J’sais plus trop comment décrire ça, après. C’est un carrousel de chair, d’ombres et de lumière, de courbes surprenantes qui s’offraient, d’ouvertures humides, de cheveux collés par la sueur, avec une langue étrange comme bande-son, souffles, cris et chuchotements. Je me souviens pas que nous ayons respecté le protocole antiviral, je connaissais sa carte métabolique par coeur, et je me doutais qu’elle avait pu lire en moi le fait que je n’étais porteur d’aucun virus problématique.
On a baisé pendant des heures et, à un moment donné, on s’est retrouvés allongés côte à côte, épuisés par la joute. On a commencé à causer, de tout et de rien, dans la pénombre électrifiée par les lumières de l’avenue.
J’sais plus trop comment on en est venus là, mais je lui ai demandé de me préciser quelques points concernant sa neurochimie intime, on se refait pas.
Elle m’a d’abord expliqué que son cerveau possédait quelques petites circonvolutions supplémentaires dans le néo-cortex. C’était cette couche cérébrale qui contenait les programmes spéciaux activant les pouvoirs “ psioniques ”.
Après, elle m’a expliqué un truc que les toubibs de la station avaient découvert. La mutation génétique nécessaire à la naissance de ces pouvoirs nouveaux aurait dû être le fait de parents eux-mêmes nés dans l’espace, c’est-à-dire que le “ méta-cortex ” dont elle était dotée n’aurait dû logiquement apparaître qu’à partir de la seconde génération.
– Comment qu’ça se fait?…
Elle s’est marrée, d’un rire désespéré.
– C’est comme ça… Nous sommes des signes, des messages… Mais si ça se trouve il vous faudra attendre mille générations de l’espace pour que des êtres comme nous réapparaissent. Nous sommes là pour vous montrer le long chemin qu’il reste à parcourir.
– Mille générations?
J’avais pas le temps d’ attendre.
Elle a ri, de nouveau.
– Flippez pas, HG, je plaisantais… En fait, il y aura sûrement quelques individus comme nous à chaque génération… Peut-être même qu’ils seront plus avancés, et ceux des prochaines encore plus, et ainsi de suite… Nous sommes sûrement le début de quelque chose, mais je sais que notre existence est fragile, trois mâles, quatre femelles. Avec des conditions de vie qui ne stimulaient pas la reproduction de l’espèce, si vous voyez ce que je veux dire.
Pour l’instant ce que je voyais était autrement indicible, mais j’ai fait l’effort de continuer la conversation, malgré les images de reproduction biologique qui voulaient absolument prendre racine dans mon cerveau.
– Vous viviez tous les sept dans la station de recherches?
– Oui… (elle a arqué un petit sourire) mais la discipline était très stricte, beaucoup de cours, physique théorique, biologie, neurosciences, astronomie, plus l’entraînement physique quotidien, avec ça (elle m’a montré le réseau greffé sous la peau, la bande translucide qui luisait le long de ses membres, comme un drôle de tatouage remontant à la naissance)… Et puis, de toute façon, même sans ça, sans la discipline… ça n’aurait pas changé grand-chose!
– Quoi, qu’est-ce qui n’aurait pas changé?
– Ça n’aurait rien changé… C’est ça le truc, c’est ce que dit McCoy Alvarez…
– McCoy Alvarez?
– Un des mômes du centre, comme moi… Il dit que nous ne pouvons pas évoluer en clade, que nous…
– En quoi?
– En clade, en sous-groupe de l’espèce qui évoluerait vers sa propre spécificité… Nous ne pouvons pas selon McCoy… C’est écrit dans notre programme génétique… Tu piges, HG?
Je pigeais que dalle.
Elle a poussé un soupir. Je me sentais comme le con de Terrien devant l’intelligence supérieure.
– Nous ne pouvons pas nous séparer de l’espèce humaine, tu comprends mieux?
– Non, désolé.
Elle a poussé un deuxième soupir, encore plus long.
– Nous sommes stériles.
Je l’ai regardée, intensément.
– Stériles?
– Oui, entre nous… Les femmes ne peuvent être fécondées que par des humains de la Terre, et c’est réciproque pour les garçons, évidemment.