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C’est à ce moment-là que tout a basculé pour de bon. Que j’ai compris.

Je voyais ses deux yeux vert or dans la pénombre, comme deux fenêtres remplies d’une vie sauvage qui ne demandait qu’à envahir nos pièces confinées.

Je savais pertinemment que je venais de la mettre enceinte.

Je me suis réveillé le lendemain après-midi, à moitié à poil sur le canapé, avec l’impression d’avoir passé la nuit dans une centrifugeuse. Elle était plus là. Y’avait même pas un mot. Je me suis demandé si j’avais pas vécu un rêve.

Le soir même j’étais de retour au Centre.

Quand je suis arrivé chez Youri, elle était pas là et le Russkof était passablement inquiet.

– Qu’est-ce qu’y a? je lui ai demandé. Tas eu la visite du fisc?

– Ah! me fais pas marrer, c’est sérieux ce coup-là… Où c’est que vous étiez hier soir?

– Hé! Oh! j’ai fait, pas d’embrouille, je l’ai ramenée jusqu’ici, je me souviens de pratiquement tout en détail.

Youri s’est froidement marré devant le pitoyable mensonge.

Plus tard, on devait en être à la sixième bière, Youri s’est allumé un stick de la sinsemilla locale et il l’a fait tourner, le diabolique.

Il s’est déclenché presque aussitôt.

Le long fleuve verbal de ses digressions philosophico-scientifiques a creusé la nuit, pendant qu’on observait la vallée, assis sur les fauteuils déglingués de la terrasse.

– Tu vois le truc? me faisait Youri, tout excité. C’est comme pour le cyberspace et sa rencontre avec les neurotechnologies, au début du siècle. Les neuronexions entre cerveaux humains et artificiels sont désormais banales. Nous conversons avec des intelligences artificielles, avec des clones informatiques, et quand tu naviguais dans les couches cachées du Net tu savais que tu manipulais des dollars purement numériques, même si avec tes logiciels et les drogues tu arrivais à imager ça comme un jeu vidéo à ton échelle…

– Où qu’tu veux en venir, Youri? Me refais pas l’historique du Neuro Net à chaque fois que t’as un truc à me dire, je t’en supplie.

– Pour elle c’est pareil, qu’il m’a soufflé, les yeux pleins d’un éclat fasciné, sauf que c’est dans le réel. Tu piges? Les projections de ses pensées ne prennent pas seulement corps dans le cyberspace… Elles se matérialisent directement dans le continuum, sans médiation quelconque…

Je regardais Youri comme s’il venait de descendre d’une soucoupe volante.

– Attends, redis-moi ça, s’il te plaît?

– Je vais te le redire, en plus précis encore: les labos orbitaux de l’ONU lui ont appris à synthétiser des molécules hyper-dangereuses, des armes de combat, mon petit père, la première génération des armes psychiques et neuro-informationnelles. Si elle veut, elle peut prendre le contrôle de centaines d’esprits humains, et d’autant de neutomatrices, et de milliers de petits ordis traditionnels ou de postes de télévision, ou de consoles bancaires, ou de postes de pilotage de navettes, d’avions, de centrales nucléaires, tu vois le topo? Elle peut générer de véritables hallucinations globales. Mieux que du réel. Des illusions qui se déploient dans les cerveaux humains en même temps qu’à l’intérieur des réseaux d’informations, pour elle tout ça c’est la même chose, tu vois?

Je voyais parfaitement.

– J’la connais pas des masses cette gosse, il a continué, mais je crois qu’elle est sur le fil du rasoir, tu me suis?

J’ai dit “ oui ” très fort en pensée, tout en sachant que ça n’aurait aucun effet. De toute façon rien ne pouvait arrêter Youri, surtout dans cet état-là.

– Elle est hyper-brillante, mais c’est une révoltée. Comme toi, et moi, au même âge. Elle déteste l’establishment qui vient de lui faire perdre cinq précieuses années de sa jeunesse, et je crois qu’ elle est prête à tout pour conserver la liberté qu’elle vient d’acquérir…

– Ecoute, tu savais où t’allais, non? Tu m’as demandé de lui craquer une carte, alors je lui ai craqué sa putain de carte…

– Je t’ai rien demandé du tout, c’est elle qui l’a fait.

– Tu fais chier, Youri.

– C’est la stricte vérité. Mais merde, on s’en fout. le problème, t’imagines bien, c’est qu’on est pas dans une connerie genre Super Jaimie (une référence à un feuilleton télé du XXe siècle, le genre de trucs que Youri affectionne). Cette fille vaut vraiment six milliards de dollars et des bananes… Et les types qui ont investi ce pognon, ben, y sont prêts à tout pour la récupérer. A tout.

J’ai réfléchi à tout berzingue.

– Elle t’a dit quelque chose à ce sujet?

– Ecoute ça: durant les cinq années qu’elle a passé en orbite, les types du labo ont mis au point tout un tas de techniques et de matériels antipsy, elle dit que ça a un rapport avec les champs magnétiques et les phénomènes quantiques générés par le cerveau… Mais c’est réciproque. Elle sait qu’ils sont déjà sur sa piste… Elle les sent…

– Tu crois que c’est pour ça qu’elle s’est barrée d’ici? j’ai stupidement demandé.

Youri n’a rien répondu.

C’était l’évidence.

– Dis-moi, j’ai embrayé, tu sais depuis quand?.

– J’sais quoi?

– Arrête de déconner. Ses trucs de télépathe.

Un silence. Au loin, la tache orange d’un hypersonique crevait les couches denses de l’atmosphère.

– J’t’ai dit que j’ai connu son pater y’a trente ans, avec Grunz, quand il travaillait au CERN… On s’ est revus assez souvent ensuite, après la guerre civile, il était revenu avec un programme de coopération, puis il est reparti aux USA, puis en orbite…

– Ouais, et alors?

– Alors, Grunz, moi, et les parents de Dakota, plus les types du centre spatial de l’ONU, et toi maintenant, on est les seuls à savoir.

– Depuis quand, Youri?

– Un peu avant qu’elle arrive, y’a trois-quat’mois maintenant. Orville Burroughs nous a fait un topo, à Grunz et à moi, il nous a dit que lui et sa femme avaient reçu un message de leur fille…

– Un message psy?

– Ouais… dans un rêve… Elle leur disait qu’elle allait bientôt quitter la station de recherches et qu’elle se rendrait sur Terre… Dans leur “ rêve ”, les parents de Dakota lui ont conseillé d’aller chez Grunz et, à leur réveil, ils nous ont appelés et ils nous ont raconté l’histoire… Un peu plus tard, Grunz et moi on a été “ contactés ” par Dakota… Les parents voulaient pas se déplacer eux-mêmes, ils étaient surveillés. Ils nous ont fait confiance, tu piges? Je suis responsable d’elle, maintenant.

– Putain, j’ai craché en secouant la tête, c’est vraiment trop dingue.

– C’est vrai, a lâché Youri, rêveur, c’est vraiment dingue, j’le reconnais…

J’ai dormi au Centre cette nuit-là, sur un sofa de l’appart de Youri, face à la terrasse qui surplombait la vallée. Je me suis profondément endormi vers deux-trois heures du matin.

Evidemment, j’ai fait un rêve.

Et, évidemment, c’était un rêve de Dakota.

Le train roulait dans un paysage obscur. Le wagon baignait dans une lumière jaune et les fenêtres étaient noires.

C’était un wagon vieux d’un siècle, style Orient-Express, avec des banquettes de cuir et des boiseries.

Le wagon était désert, jusqu’à ce qu’apparaisse une femme en robe noire des années 30, à l’autre bout.

Je l’ai immédiatement reconnue.

Je me suis assis en face d’elle et j’ai pu observer une coiffe et une voilette à la mode des films noirs du XXe siècle, La Veuve de l’Orchidée, ou Shanghaï Express