Pour moi, ce fut encore différent.
Un soir, après m’être gentiment branché sur un SexNet japonais, j’avais dérivé dans quelques banques d’informations sévèrement protégées, en compagnie d’une jeune Chinoise à qui je faisais mon numéro alors qu’elle était physiquement à douze mille kilomètres de là. La fille proposa de me “ neurocharger ” un nouvel hallucinogène fractal que les étudiants de l’université de Shanghaï fabriquaient sous le manteau. J’ai accepté.
Ce soir-là, la nuit était belle, je m’en souviens clairement. La fille de Shanghaï m’a vampé, on a fait l’amour via le réseau, en état “ neurotronique ”, comme d’autres millions d’êtres humains, puis je me suis couché, sombrant dans le sommeil alors que le soleil se levait.
J’ai fait un drôle de rêve cette “ nuit ”-là. Je me suis retrouvé avec la Chinoise dans une cabine spatiale, où on a testé chaque cloison, chaque recoin, un Kama-Sutra complet en gravité zéro. Ça me sembla durer des heures à chaque fois, et entre chaque coup on discutait, en état d’apesanteur. Je savais pas ce que je lui racontais au rêve de Chinoise, mais j’arrêtais pas, et je sais pas combien de temps ça a duré. Un matin je me suis réveillé, avec une solide gueule de bois, et l’impression très nette de la non-gravité dans toute ma charpente, je me suis dit que les biochimistes de l’université de Shanghaï étaient de sacrés petits rigolos. J’étais en train de me diriger vers la salle de bains d’un pas hésitant, quand mon IA personnelle m’a prévenu qu’un code de perquisition judiciaire venait de lui arriver, et qu’une dizaine de flics sortaient à l’instant de l’ascenseur. Moins de trente secondes plus tard, un type de cent kilos me lisait mes droits assis sur mon dos, en me passant sans ménagement une paire de menottes magnétiques à radioémission. Ma tête était coincée de telle manière que je pouvais voir les restes de la porte encore fumants, là où les microbilles d’exogène avaient fait exploser les gonds.
Les flics m’ont fait écouter les enregistrements de ma voix, balançant Djamel, Zlatko, moi-même et deux ou trois intermédiaires avec lesquels on traitait habituellement. Avec les détails précis, les noms de code, les filières, les techniques et les neurogiciels utilisés. Tout.
La “ Chinoise ” était un de leurs programmes dernier cri et l’hallucinogène de l’université de Shanghaï cachait un des plus puissants inhibiteurs de volonté à leur disposition. Un logiciel neuroviral à retardement, post-stimulation onirique. Mes systèmes de contre-mesures n’y avaient vu que du feu.
A part le fait qu’ils pouvaient à tout moment faire courir la rumeur, preuves à l’appui, que j’étais une balance, ils m’ont dit qu’ils avaient de quoi me faire plonger pour plusieurs décennies, mais que, si je faisais ce qu’on me disait, je me taperais juste quelques années de taule, après quoi on saurait utiliser mes talents. A mon procès, je me suis rendu compte qu’un certain nombre de délits commis avaient été passés sous silence. J’ai pris huit ans, quand même, dont trois avec sursis, puisque c’était ma première condamnation.
J’ai fait deux ans et des bananes à la toute nouvelle Centrale de Viroflay. Un enfer high-tech de béton et d’alliages composites, filmé en continu par la micro-caméra de surveillance qu’on vous implantait sur le nerf optique, afin de suivre vos faits et gestes en vision subjective, nuit et jour. Les matons faisaient des paris divers et variés, sur la taille, la vitesse, l’endurance, en observant les branlettes. On disait à l’époque que des prototypes de puces pouvant enregistrer les rêves étaient à l’étude chez les fabricants de processeurs. Dans la prison, le bruit courait que la Centrale de Viroflay s’en doterait dès qu’ils seraient lancés sur le marcbé, pour en équiper les boîtes crâniennes des résidents.
J’ai eu droit à une remise de peine, mais les flics m’attendaient à la sortie, comme prévu. Fallait maintenant que je respecte l’autre terme du contrat. Ils m’ont d’abord fourgué un paquet de fausses identités, un neurocomputer de pointe, puis collé aux baskets de plusieurs représentants de la nouvelle génération des techno-pirates, et je dois dire que j’en ai fait tomber quelques-uns. Ça ne m’a valu que les félicitations sardoniques de l’officier qui dirigeait la brigade. Après, j’ai été intégré à une branche de la TechnoPol appelée “ Cellule Cyclope ”, un service spécialisé dans les coups foireux, comme les écoutes clandestines de certains membres de l’Euroklatura. J’ai rapidement compris que les flics voulaient me mouiller à fond, direct dans le paquet de merde, afin que je ne sois jamais tenté de faire machine arrière. Que ce soit vis-à-vis de mes anciens potes, ou du pouvoir légal, quelques informations savamment distillées feraient de moi un pestiféré à la seconde où elles seraient connues. Ce n’était même pas subtil. C’était juste efficace comme la machoire d’un compresseur de voitures.
Dans ce service étaient regroupés tous les types qu’on pouvait envoyer au casse-pipe, ou qu’on voulait éprouver, les râleurs, les marginaux, les grillés du cervelet, les peigne-culs indécrottables du précédent régime, des mecs comme moi, la crème. Y’avait même pas de hiérarchie dans la cellule, à part le sous-officier qui nous dirigeait de loin, personne voulait être le fusible d’un truc pareil.
D’après ce que je sais, cette cellule oeuvrait dans la plus totale illégalité: elle n’était connue que du patron de la TechnoPol et de grosses huiles des services de renseignements de la Présidence-Direction-Générale du pays. Elle changeait tout le temps de nom et de personnel. Personne n’y restait plus de deux ans. Je n’ai pas échappé à la règle.
Les flics m’ont relâché au bout de cinq années bien remplies, avec un petit mois de salaire d’avance et une lettre de recommandation pour une boîte de sécurité informatique dirigée par deux anciens flics à la retraite. J’ai passé un an et demi à l’Agence Janacek amp; Silveri, puis, sur un coup de tête, après une engueulade succédant à un refus d’augmentation, je me suis barré chez le concurrent le plus direct.
Un an à peine avait passé et j’étais déjà en train de me demander où j’allais atterrir quand l’été serait fini.
Comme je vous le disais il faisait chaud, j’avais la tête ailleurs, et la queue en pleine inspiration.
C’est à ce moment-là que Youri a appelé.
Il avait choisi un de ses clones spéciaux pour communiquer, un joker à tête de clown, inspiré des dessins d’un tueur en série de l’Indiana, au siècle dernier, une image qui signifiait d’emblée qu’il y avait des emmerdes à l’horizon.
Youri, je l’ai toujours considéré comme l’un des nôtres, même s’il n’a jamais piqué un kopeck à qui que ce soit.
Youri était plus vieux que moi, il allait gentiment sur ses soixante, même s’il en faisait presque dix de moins. Il avait quitté la Russie vers l’âge de dix ans, à la fin des années 90, avec ses parents, pour s’installer en France. Plus tard, il était devenu un des plus jeunes profs de l’université de Grenoble, mais on lui avait retiré sa chaire de physique nucléaire parce qu’il n’était pas français, avant qu’on lui interdise purement et simplement d’enseigner. C’était pendant les années noires du pays, alors que j’étais qu’un gosse qui apprenait à marcher, puis à manipuler des consoles neurovidéo indonésiennes de contrebande, de vagues souvenirs pas très marrants, mais vite effacés pour moi. Mais pas pour Youri. Il a dû se démerder avec des petits boulots et des postes de maître-auxiliaire bouche-trou dans des écoles privées, tout juste tolérés. Comme il me disait, sa seule chance à l’époque, c’était d’être russe, avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Ses potes blacks ou d’origine beur se retrouvèrent éboueurs, ou en centre de rééducation. Puis quand la dictature nationale-populaire est tombée, ruinée par le désastre économique, et que c’est une administration de l’ONU qui a pris en charge les destinées du pays, ce fut à peine mieux, un simple poste d’assistant dans une fac privée de seconde catégorie. Et, dorénavant, il était trop vieux pour rejoindre le nouveau ministère de l’éducation et de la recherche mis en place par l’Eurocorporation et la Présidence-Direction-Générale. Alors il survivait en donnant des cours privés, en publiant des articles dans une poignée de revues et en aidant des mecs comme moi, uniquement parce qu’on s’était connu à la fac, lors de mon passage-éclair pas loin de vingt ans auparavant.