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– Non, a répondu le visage du clown-tueur, impassible. Elle a vraiment de gros ennuis. J’ai besoin de tes services.

Elle. Une amie, j’ai corrigé mentalement.

Le visage aux couleurs criardes restait immobile au centre de l’écran, attendant une réponse, comme un gag qui tardait à venir de la part du compère.

– Je passe ce soir, j’ai lâché.

Puis j’ai abrégé la communication.

2 Bibliothèque de survie

Lorsque le Centre avait été construit, à la fin des années 80, les dernières années fastes du pays (l’ultime luxe royal de la République, disait Youri), les architectes qui avaient conçu le bâtiment l’avaient nommé Résidence Utopia. Il était de style postmoderne, c’est-à-dire un peu n’importe quoi autour d’une structure fonctionnaliste genre Bauhaus. Il faisait quatre étages de haut, avec la forme générale d’un gros paquebot et tout un réseau de passerelles, d’escaliers et de couloirs qui serpentaient comme des coursives de navire entre les patios romains ou néo-arabes, les jardins intérieurs et les penthouses qui ornaient les toits. Quand les premières arcologies apparurent au début du XXIe siècle, l’immeuble ne dépareilla pas. Abandonné depuis la fin des années 2010 après la chute du régime national-populaire et les guerres civiles qui s’ensuivirent, il avait été récupéré depuis peu par Youri et ses potes, qui avaient réussi à faire classer l’immeuble par un eurocrate quelconque et à obtenir une subvention pour le remettre en état.

Il servait désormais de “ plate-forme d’expérimentation de la vie future ”, selon les mots de Youri.

Youri et ses potes pensaient que le seul avenir des marginaux, comme toujours, se trouvait sur la Nouvelle Frontière, comme il disait. Là-haut, dans l’espace. Dans l’ anneau-cité orbital qui se mettait en place depuis une vingtaine d’années avec des fonds de l’ONU et de toutes les grandes agences spatiales du monde. Ou sur la ville lunaire qui voyait le jour autour de Camp Armstrong, dans la mer de la Tranquillité.

Lui et sa bande de scientifiques hors normes établissaient depuis des mois les plans d’une station spatiale, en regroupant des devis et des technologies du monde entier. Ils avaient tous suivi des stages d’entraînement civils au Space Camp de Vélizy, même Youri, et ils avaient le projet de s’équiper rapidement d’une centrifugeuse russe d’occasion, le genre de truc qu’on peut trouver en Tchécoslovaquie ou en Pologne, pas loin. Ils espéraient obtenir incessamment l’agrément de la toute nouvelle Space Development Authority de l’ONU. Ne resterait plus qu’à trouver un crédit auprès d’une banque. On disait que les sociétés de capital-risque du Sud-Est asiatique s’implantaient en Europe occidentale depuis peu, à la recherche de talents représentatifs de la culture du continent. Youri m’avait montré la manchette qui clignotait au sommet de la première page de Business Week Euro. Le papier optique à mémoire scintillait et éclairait ses doigts d’une lueur mauve. Son sourire me semblait aussi mystérieux que les évocations des grands espaces sibériens de son enfance. Je savais pourtant pourquoi il souriait ainsi. Je n’ignorais rien de l’immense bibliothèque que lui et les autres résidents du Centre avaient rassemblée, et qui tenait sur tout le sous-sol et une bonne partie de l’entresol. Des dizaines de milliers de livres. Tous ces livres méritaient d’etre embarqués dans une station, d’après Youri et les autres, même s’il était possible de se plugger une neuro-rom ou de se brancher sur une banque de données pour accéder au contenu du bouquin. Beaucoup de ces ouvrages étaient des incunables. Youri et ses potes avaient passé des années, certains des vies entières, à les accumuler.

Si le Centre avait vocation à être un laboratoire de la vie future dans l’espace, c’est qu’on y passait son temps à fabriquer des holomaquettes et des répliques virtuelles de modules orbitaux, bien sûr, mais aussi des drogues neurofractales de pointe et des hallucinogènes traditionnels, ganja, champignons, cactus, ergot de seigle, qui poussaient en grappes luxuriantes dans les serres, les penthouses et les jardins d’hiver.

Ça tenait du centre de recherches, du bazar cyberpunk et de la tribu indienne. Rien de ce qui se faisait à la Résidence Utopia n’était illicite, depuis que “ les molécules neurotropiques et les hallucinogènes naturels représentaient sans contestation possible des outils d’une importance majeure dans le déveIoppement des technologies futures ”, une directive récemment pondue par un pool de commissions scientifiques de l’ONU. L’assemblée plénière avait avalisé la décision, ruinant en une journée les narcocartels et les diverses brigades des stupéfiants un peu partout à travers le monde. Néanmoins, l’expérience des années sombres de la Grande Prohibition, solidement implantée dans la mémoire de la plupart des résidents, les avaient rendus d’un naturel assez méfiant envers toute force de police.

Certaines molécules ou biotechnologies classées “ stratégiques ” étaient toujours interdites, ou sévèrement contingentées par l’agrément d’agences spécialisées. En deux mots, z’aimaient moyennement les flics, au Centre, et leur système d’information était réputé un des mieux défendus de la conurb. Mais, sous l’influence de Youri, la tribu m’avait accepté, une sorte d’exception à la règle. Youri m’avait conseillé dejouer franc-jeu avec tout le monde et de ne pas cacher la nature de mes activités, sauf tout ce qui concernait le secret professionnel. J’avais accepté, à la condition qu’en retour personne ne me demande de faveurs ou de tuyaux, ou quoi que ce soit dans le genre.

J’ai arrêté ma Nissan-Skoda électrique près du portail d’entrée, et j’ai ouvert ma glace à la hauteur du module de sécurité.

L’immeuble en forme de paquebot-pyramide aztèque se dressait sur le plateau de Villejuif, à l’est de l’ancienne nationale 7, une route qui avait tellement souffert des bombardements vingt-cinq ans auparavant que ceux qui avaient racheté le pays n’avaient pas jugé rentable de la remettre en état, ce qui faisait que pour parvenir à la Résidence fallait traverser toute l’ancienne zone pavillonnaire, encore en friche à cette époque, dans un dédale de ruelles tissé autour d’une vieille départementale défoncée. On dominait toute la vallée de la Seine à cet endroit, jusqu’à la Marne, là-bas, au sud-est, avec l’ancienne zone industrielle de Vitry droit devant, là où s’élevaient les deux cheminées géantes de la centrale EDF désaffectée depuis des années. La ceinture sud de la conurb s’étendait jusque au-de là de l’horizon, comme un circuit imprimé géant et lumineux. Le halo doré de Paris-Ville-Lumière lançait des faisceaux de projecteurs géants au xénon vers les étoiles, dans une tentative ridicule d’éblouir des soleils comme Véga, Sirius ou un autre des astres du ciel.

Au loin, à l’est, sur Marne-la-Vallée, le dôme géant d’EuroDisney, les tours du nouveau complexe financier et le siège de la présidence générale formaient une séquence de bulbes luminescents, pharaoniques.

J’ai envoyé ma carte à neuropuce dans le lecteur et j’ai tapé ma véritable identité sur le clavier du Digicode.

HUGHES GILBERT BORIS DANTZIK

Sur l’écran vidéo, une chimère à tête de sphinx m’observait calmement, dans un rayonnement bleuté. Elle m’a fait un clin d’oeil quand elle a ordonné au portail de s’ouvrir, en portier expérimenté.

J’ai laissé la caisse derrière le bâtiment, sur un terre-plein obscur où poussait une végétation sauvage et indifférenciée.