L’immeuble était organisé autour d’un vaste hall de réunion collectif situé au rez-de-chaussée, et d’où se ramifiaient couloirs, escaliers et ascenseurs, vers les étages ou les autres parties du bâtiment: l’Agora avec son bar, son billard, et de vieux jeux d’arcades du XXe siècle, des autoroutes vidéo qui n’en finissaient pas de défiler.
Quand j’y suis entré, après que l’IA locale m’eut de nouveau scanné sous toutes les coutures, John Walker, Serge Deltz, Daniel-Djafaar (surnommé D. Dj.), Marcus, Youri et Goldie buvaient un coup autour d’une table de projection holo-fractale, où tournoyaient plusieurs modules assemblés en étoile. Il était déjà tard, la famille Herzégovic était allée se coucher. Pat Panik et MC Lunar étaient sûrement en train d’enregistrer, enfermés dans leur home-studio, un local isolé phoniquement à l’autre bout du bâtiment.
Marcus fumait un spliff de sa sinsemilla. L’antique platine laser jouait un truc de rock du XXe siècle. J’ai vaguement reconnu l’énergie bruitiste et le beat nerveux d’un groupe punk des années 75-80, sûrement un disque de Goldie ou de Pat, elles adoraient ces trucs-là toutes les deux, mais j’ai pas pu mettre un nom dessus.
Youri s’est détaché du groupe et est venu à ma rencontre.
Il m’a tendu un verre rempli d’un smart de sa confection, je reconnais sa patte à chaque fois. J’ai observé son visage rond, son crâne chauve qui luisait sous la lumière vacillante d’un vieux tube à néon, ses yeux bleus, vifs, perçants, et grands ouverts sur la réalité. Un condensé d’intelligence.
J’ai avalé une bonne moitié du smart.
Les yeux bleus de Youri me fixaient sans ciller. Son visage ne livrait qu’un casque froid.
– On va descendre à la bibliothèque. Tranquilles. L’air de rien. Faut juste que tu m’empruntes un livre.
Il m’a pris doucement par le bras en passant devant moi, me dirigeant vers l’escalier qui conduisait au sous-sol.
L’intensité de son regard était invariable.
J’ai achevé le smart d’un coup sec.
Selon la conception des architectes de l’immeuble, un rez-de-chaussée devait être légèrement surélevé, et l’entresol qui menait à la cave, de fait, à demi enterré. Il s’ouvrait au premier virage de l’escalier, comme un palier, sur un corridor profond de cinq ou six mètres, et qui courait sur la largeur du bâtiment. Ça se fermait au bout par une vieille porte brinquebalante qui donnait sur des chiottes antédiluviennes que plus personne n’utilisait. Tous les murs du corridor étaient recouverts de rayonnages, bourrés de bouquins. Il n’y avait pas le moindre centimètre carré de disponible, sauf à l’endroit où une baie vitrée, formée de cubes de verres dépolis, mode soviétique, diffusait une pâle lueur en provenance de l’extérieur.
Cette partie de la bibliothèque rassemblait les livres de seconde catégorie, les doublons, et tous ceux qui pourraient éventuellement être sacrifiés en cas de problèmes de place dans la station…
L’escalier reprenait sa course vers la cave, et là on arrivait au saint des saints. La bibliothèque du Centre Utopia. S’étendant sur toute la surface des sous-sols, soit pratiquement la superficie de l’embasement de l’immeuble.
La bibliothèque du Centre contenait environ vingt-huit mille livres. Plus les cinq mille du rebut de l’entresol. Auxquels on devait ajouter environ douze mille exemplaires de revues diverses et variées, un condensé de toute la pop culture du XXe siècle.
Y avait de tout là-dedans, dont un truc très important pour moi, une série de bouquins que m’avait montré Youri, un jour.
Vingt-huit mille, disait Youri, c’est exactement la vitesse de satellisation en kilomètres/heure. C’est ce qu’on emportera. Plus les pulps et les comix.
J’ai jamais ressenti cette sensation ailleurs que dans la bibliothèque du Centre. Quand j’avais été à la fac, la plupart des ouvrages qu’on s’envoyait traitait d’informatique, de biochimie et de neurosciences, et c’était généralement sous la forme de CD-roms. De nos jours, les vrais livres, dans la conurb, ça fait un paquet de temps qu’on en voit plus. Et les mecs comme nous, ils traînent rarement dans les bibliothèques-musées de Paris-Ville-Lumière.
Alors là, vingt-huit mille bouquins d’un coup, ça me foutait toujours une sorte de vertige un peu sacré. Je faisais tout pour rien en laisser paraître, ça va de soi.
La série de bouquins dont je vous ai parlé plus haut se trouvait dans une allée particulière de la bibliothèque. C’était le rayon noir, selon Youri. Il y avait environ sept mille titres, romans noirs et romans policiers. Dont une collection presque complète, et qui fêtait ses cent ans cette année, pas loin de trois mille petits bouquins à la couverture noir et jaune, sous l’appellation “ Série noire ”. C’est cette collection qui me touche de très près. Lors de sa traque incessante aux exemplaires de la “ Série noire ”, Youri avait retrouvé les bouquins écrits par mon grand-père, à la fin du siècle dernier. Un drôle de type, le grand-dab. Youri m’avait fait lire ses oeuvres évidemment, et ça m’avait souvent paru obscur. Un jour D. Dj, qui avait lu un ou deux de ses polars métaphysiques, avait essayé de m’expliquer les grandes lignes des enseignements théosophiques de la Kabbale et des soufis, mais je dois reconnaître que ça m’avait pas franchement éclairé. Personne sait trop ce qu’il est devenu dans la famille, et celle-ci a explosé aux quatre coins du Globe à l’époque de la Fronde et des guerres civiles, alors… Youri m’a dit que le bruit courait qu’il avait fini ses jours sur une île de la mer de Chine. Toujours d’après ce que m’a dit Youri, à l’époque du gouvernement “ social-national ” la collection avait été interdite. En fait, son éditeur avait été mis devant l’alternative suivante: ou bien il se conformait aux nouveaux édits de l’Etat concernant la culture populaire, c’est-à-dire montrer le travail de la police sous un jour positif et constructif, dénoncer les véritables coupables, le capital international, le complot euro-islamo-judéo-américain, les drogues et les bandes armées payées par l’étranger, et surtout proposer une morale saine pour la jeunesse, ou bien disparaître. L’éditeur décida de saborder le navire.
La collection ne reparut que douze ans plus tard, après les guerres civiles, lorsque arrivèrent les premiers subsides culturels de l’ONU.
Arrivés en bas de l’escalier, on a fait face aux longues allées séparées par des murailles de livres. Le Rayon Noir précédait la Galerie du Futur, huit mille bouquins de SF et de fantasy (de Mary Shelley à Philip K. Dick, d’Edgar Allan Poe à Benazir Ullis Mac Donald, prix Nebula 2044), puis venaient les grands romans de littérature générale, classés par continent, un peu plus de neuf mille ouvrages dont les plus anciens remontaient à la fin du Moyen Âge, comme Chrétien de Troyes, ou la saga du roi Arthur par Thomas Mallory. L’allée de la Connaissance, à l’opposé du Rayon Noir, contenait près de cinq mille volumes, un panorama des travaux philosophiques et scientifiques les plus importants des cent cinquante dernières années, mais en fait ça allait de l’Internationale situationniste jusqu’aux Grecs pré-socratiques, et je parle pas des textes sacrés de toutes les religions du monde, du jaïnisme aux rites des Indiens Kwakiutl de Colombie-Britannique.
La bibliothèque Utopia était prête à partir pour la Nouvelle Frontière.
Youri m’a pris par le bras et m’a fait traverser la bibliothèque jusqu’à l’allée de la Connaissance, qu’il a empruntée d’un pas faussement débonnaire. Je voyais parfaitement les tics nerveux qui bouillonnaient sur son visage, ainsi que ses mains moites qui luisaient sous la lumière des petites lampes-veilleuses à halogène, dispersées régulièrement entre chaque bloc de rayonnages. Au bout de l’allée j’apercevais la porte vitrée de la salle de lecture, une pièce aménagée dans un ancien atelier qui clôturait de cloisons l’angle sud-ouest de la bibli.