J’ai fermé les yeux et je crois que j’ai pas pu m’empêcher de rigoler doucement.
Quand je les ai réouverts, je suis tombé sur une paire d’étoiles qui me dévisageait avec circonspection.
– On verra plus tard, j’ai dit, on s’arrangera avec Youri… Y a tout un tas de trucs qu’il faut que j’arrange avec Youri.
J’ai plongé une derrière fois mes yeux dans les étoiles vertes, puis j’ai envoyé un regard explicite au Russkof. Youri comptait les alvéoles de sa vieilles pompes de sport.
Quand on l’avait quittée, Dakota s’était contentée de prendre un autre exemplaire de Life des années 60. J’avais l’impression d’avoir servi d’interlude entre la mort de Kennedy et celle de Marilyn Monroe.
On est remontés au rez-de-chaussée, Youri et moi, sans se dire un mot.
La nuit était bien avancée. Il faisait hyper-chaud.
Les constructeurs de la résidence n’avaient pas prévu que le climat deviendrait tropical, un jour dans ce pays, et il n’y avait pas de circuit de clim dans l’immeuble, à part de petits modules individuels, des trucs d’occase marchant à l’azote liquide et qui tombaient tout le temps en rideau, comme chez moi.
– Paie-moi une bière, enfant de salaud, que j’ai fait, en m’appuyant sur le bord du billard.
Youri a foncé au bar et nous a ramené deux copies vietnamiennes de Corona, avec le citron dans le goulot, la totale.
On a commencé à boire en se dirigeant vers la terrasse qui surplombait la vallée. “ La nuit était couleur télé câblée sur un canal mal réglé ”, la phrase d’introduction de Neuromancer, de William Gibson, le bouquin fétiche de tout pirate de la conurb, me revenait, comme une boucle de sampling. Le ciel était très exactement de cette couleur.
On s’est assis sur de vieux fauteuils déglingués, et on a contemplé le spectacle. J’ai avalé d’un coup la moitié de la Corona viet, et j’ai poussé un râle d’aise.
– Bien, j’ai commencé, on revient pas sur le malentendu initial, je croyais t’avoir dit un jour que je pouvais plus me lancer dans ce genre de conneries mais bon… (j’ai levé gentiment la main pour éviter qu’il m’interrompe, comme il s’apprêtait à le faire, avec sûrement une fausse excuse pourrie)… On passe… Maintenant t’imagines bien qu’il va falloir que je tienne mes engagements. Un mois, deux maxi… Et, bien sûr, t’as parfaitement conscience que j’suis plus en possession des kits du gang, les neurovirus, les langages de programmation-cerveau, le séquenceur de molécules fractales, le neuroPC Intel-Toshiba gonflé à mort, tout ça, mon pote, c’est au musée de la TechnoPol maintenant.
– Je sais bien, qu’il a fait tout doucement.
J’ai attaqué la seconde moitié de la bouteille, tout en louchant vers lui.
Il avait son expression habituelle, quand il est sur un truc qui le rend nerveux, par exemple quelque chose d’important qu’il sait, et que vous ne savez pas.
– Crache-moi le morceau, j’ai fait direct.
Il s’est dandiné sur le fauteuil, avec un petit sourire, et en envoyant des ondes de gratitude par tous les pores de la peau.
– J’peux avoir un kit complet, top-classe… J’ai une connexion avec une Triade…
J’ai étouffé un mauvais rire.
– Me fais pas rigoler.
Il s’est raidi.
– Je t’assure. Par les deux mômes, Pat et MC, des potes à eux qui trafiquent avec les gangs de Chinatown.
J’ai hoché la tête en silence.
Putain, je me disais, est-ce qu’on pouvait rêver plan plus pourri?
J’ai fait face à Youri. On rigolait plus maintenant.
– Ecoute-moi bien, je lui ai dit, on est plus en 2015, d’accord? Le plan Papy-fait-de-la-résistance, t’oublies… Alors j’ai juste besoin d’un neuroPC dernière génération, vierge et anonyme, avec les logiciels de base et un séquenceur de molécules standard. Tu t’occuperas d’aller acheter tout ça dans une vraie boutique, avec une vulgaire carte de paiement déplombée que je te filerais… Mais, nom de Dieu, tu me parles plus de tes coups foireux avec les Triades, bien compris?
J’ai bien vu qu’il morflait. J’y allais sans anesthésique. Fallait que je crève l’abcès.
– D’accord, merde?
– Ouais, d’accord, il a soufflé.
– Mets pas les mômes dans nos business merdeux. D’accord?
– Ouais, d’accord.
– Super! Maintenant, si tu nous ramenais deux autres bières, qu’on boive un coup, fait soif, non?
Quand on a eu nos deux nouvelles bières, je me suis tourné vers lui. On faisait face à la vallée, ça semblait s’étendre jusqu’à l’autre bout du monde.
J’ai avalé une large rasade de Corona viet.
– Maintenant qu’on a réglé tous ces petits détails, mon vieux, on va passer au gros morceau, j’ai lâché.
– Qu’est-ce tu veux dire?
– Que j’veux tout savoir sur la gonzesse qui lit des Life dans ta bibliothèque, bien sûr.
Dakota Novotny-Burroughs était le produit d’un des mélanges les plus subtils que pouvait encore engendrer cette putain de planète, comme me l’expliqua Youri.
Sa mère, tout d’abord, Jessica Ivanovna Novotny, était la fille d’une Palestinienne chrétienne de Gaza et d’un Russe d’lrkoutsk. Par cette ascendance elle avait du sang arabe et paraît-il français, d’une part, et russe avec un quartier bouriate, une ethnie sibérienne, d’autre part. Née au milieu des années 90, au Kazakhstan, près de Baïkonour, où son père travaille, la vocation d’ingénieur-astronaute de Jessica Novotny s’était déclarée très tôt, au sortir de l’enfance. A dix ans, c’est déjà une habituée des centrifugeuses et des simulateurs. A vingt-six ans, elle devient un des plus jeunes membres d’équipage jamais recensés sur les premières grandes stations internationales. En 2025, à l’âge de trente et un ans, elle est envoyée comme chef d’une équipe de pionniers de la nouvelle agence de l’ONU, pour l’agencement d’un train spatial en orbite circumlunaire.
Il s’agit de constituer un anneau de modules de service qui servira d’axe central à un réseau de stations en étoile, les débuts du petit anneau orbital lunaire. Elle y rencontre Orville Reno Burroughs, né de Jim Reno Burroughs et de Viviane Cristiana Da Oliveira, un Américano-Brésilien qui travaillait pour la société SEVODNIA KOSMOS, une des premières entreprises d’engeneering orbital installées à Camp Armstrong. Par cet héritage-là, on trouve des ascendances irlando-écossaises mais aussi sioux et cherokees, ainsi qu’un mélange détonant de métissages euro-brésiliens.
Ça m’expliquait les impressions incroyables que j’avais ressenties en la voyant. Je pouvais commencer à identifier les yeux mi-slaves, mi-sibériens, le nez celte, la bouche moyen-orientale, le teint mat et la texture des cheveux du Brésil afro-américain, la structure générale du visage, européenne, avec une touche asiatique. Mais en fait, je m’en rendais compte en me confrontant au souvenir encore frais, le mélange était bien plus subtil, pour reprendre l’expression de Youri. C’est comme si toute cette formidable synthèse génétique, élaborée pendant des générations, se retrouvait dans chaque détail.
Le 21 juin 2026, dans le petit labo médical du module 8 du “ train spatial ” circumlunaire, la petite Dakota Viviane Novotny-Burroughs est enregistrée sous cette identité, à 19 h30 GMT, à l’âge de deux minutes et quelques secondes.