Si je sors d’ici vivant, je la retrouverai, même si ça doit prendre le reste de ma vie. Allongé dans son manteau de fourrure et sa couverture, sur un tas de paille qui sentait le renfermé, seul dans un monde inconnu, Andrew réalisa soudain que depuis qu’il avait vu Callista dans le cristal et qu’il avait laissé tomber son travail pour rester, le changement était complet. Il avait trouvé son but, et il menait à cette jeune fille. La sienne. Sa femme, maintenant et pour le restant de ses jours. Callista.
Il était suffisamment cynique pour se railler. Il ne savait où il était, qui elle était, ni ce qu’elle était. Peut-être était-elle mariée, mère de six enfants – enfin, pas vraiment, elle était trop jeune. C’était peut-être une horrible mégère. Tout ce qu’il savait d’elle, c’était…
Tout ce qu’il savait d’elle, c’était qu’elle avait touché son esprit, qu’elle était plus proche de lui que quiconque auparavant. Il savait qu’elle était seule et malheureuse, qu’elle avait peur, qu’elle n’arrivait pas à joindre sa famille et qu’elle avait besoin de lui. Cela lui suffisait : elle avait besoin de lui. Il était le seul à qui elle pouvait se raccrocher, et si elle voulait sa vie, il la lui donnerait. Il la chercherait – il ne savait comment –, l’enlèverait à ceux qui la maintenaient dans le noir et lui faisaient peur. (C’est ça, railla-t-il, tout à fait le héros, tuant des dragons pour sa dame, mais il cessa durement ses railleries). Et ensuite, quand elle serait libre et heureuse…
Ensuite, eh bien, on verra, se dit-il fermement. Chaque chose en son temps. Et il se rendormit.
La tempête dura cinq jours. Il avait du mal à évaluer le temps, car son chronomètre avait été détruit lors de l’accident. Vers le troisième jour, à son réveil, il aperçut la forme de la jeune fille, endormie à son côté. Désorienté, ému par sa présence, il voulut la prendre dans ses bras. Mais il ne saisit que le vide. À ce moment-là, comme si l’intensité de sa déception avait troublé le visage endormi, les grands yeux s’ouvrirent. Elle le regarda avec étonnement et un léger désarroi.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Vous – vous m’avez surprise.
Andrew secoua la tête, tâchant de s’orienter quelque peu.
— C’est moi qui dois m’excuser, dit-il. J’imagine que je me croyais en train de rêver et que ça n’avait pas d’importance. Je n’avais pas l’intention de vous offenser.
— Vous ne m’avez pas offensée, répondit-elle simplement, en le regardant droit dans les yeux. Si j’étais à côté de vous ainsi, vous seriez en droit d’espérer… je veux dire… je suis désolée d’avoir sans m’en rendre compte éveillé un désir auquel je ne peux répondre. Je ne l’ai pas fait exprès. J’ai dû penser à vous pendant que je dormais, étranger… je ne peux pas continuer à vous appeler étranger, ajouta-t-elle, une lueur d’amusement dans les yeux.
— Je m’appelle Andrew Carr, dit-il – et il l’entendit qui répétait doucement son nom.
— Andrew. Je suis désolée, Andrew. J’ai dû penser à vous en dormant et je suis arrivée à vous sans m’éveiller.
Posément, elle ramena son vêtement sur ses seins nus et arrangea les plis diaphanes sur ses jambes. Elle sourit. À présent, il y avait de la malice sur son visage.
— Ah, quelle tristesse ! La première fois, la toute première fois que je dors auprès d’un homme, et je ne peux même pas en profiter ! Mais je suis vilaine de vous taquiner. Surtout n’allez pas croire que je sois aussi mal éduquée que ça.
Profondément touché, autant par la courageuse plaisanterie que par le reste, Andrew répondit doucement :
— Je ne pourrais penser que du bien de vous, Callista. Je voudrais seulement…
À sa surprise, il sentit sa voix se briser.
— Je voudrais pouvoir vous aider vraiment.
Elle tendit la main – presque comme si elle aussi avait oublié qu’il n’était pas physiquement près d’elle – et la posa sur le poignet d’Andrew. Le poignet se voyait sous l’apparence délicate de ses doigts, mais l’illusion était néanmoins très douce.
— Je suppose que c’est déjà quelque chose, de pouvoir offrir de l’amitié et…
Sa voix trembla. Elle pleurait.
— … et un sentiment de présence humaine à quelqu’un qui est seul dans le noir.
Il la regarda pleurer, bouleversé par ses larmes.
— Où êtes-vous ? demanda-t-il quand elle fut un peu apaisée. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous aider ?
Elle secoua la tête.
— Comme je vous l’ai dit, ils me gardent dans le noir, puisque si je savais où je me trouve, je pourrais être ailleurs. Comme je ne le sais pas précisément, je ne peux quitter cet endroit qu’en esprit. Mon corps doit forcément rester là où ils l’ont mis, et je suis sûre qu’ils le savent. Qu’ils soient maudits !
— Qui cela, ils, Callista ?
— Je ne le sais pas vraiment non plus, dit-elle. Mais je ne pense pas que ce soient des hommes, car ils ne m’ont pas fait de mal, sauf quelques coups. C’est la seule chose pour laquelle une femme des Domaines puisse être reconnaissante quand elle est entre les mains des autres créatures – au moins, avec elles, elle n’a pas besoin de craindre d’être violée. Les premiers temps, j’ai passé nuit et jour dans la terreur du viol. Mais cela n’étant pas arrivé, j’ai compris que je n’étais pas prisonnière d’êtres humains. N’importe quel homme de ces montagnes saurait comment me rendre impuissante à lui résister… Tandis que les autres créatures n’ont d’autre ressource que de me prendre tous mes bijoux, au cas où l’un d’eux serait une pierre-étoile, et de me garder dans le noir pour que je ne puisse pas leur faire de mal avec la lumière du soleil ou des étoiles.
Andrew n’y comprenait rien. Elle n’était pas aux mains des humains ? Alors, qui étaient les ravisseurs ?
— Si vous êtes dans l’obscurité, comment pouvez-vous me voir ? interrogea-t-il.
— Je vous vois dans la lumière d’en haut, répondit-elle posément, sans réaliser qu’elle ne lui apprenait rien du tout. Comme vous me voyez. Ce n’est pas la lumière de ce monde – voyons… Vous savez, je suppose, que les choses que nous appelons solides ne le sont qu’en apparence, que ce sont de minuscules particules d’énergie qui se tiennent et tournent dans tous les sens, avec bien plus d’espaces vides que de matière solide.
— Oui, je le sais.
C’était une curieuse façon d’expliquer l’énergie moléculaire et atomique, mais cela avait du sens.
— Bien. Attachés à votre corps solide par ces réseaux d’énergie, se trouvent d’autres corps, à d’autres niveaux, et si on apprend, on peut se servir de chacun d’eux dans le niveau qui lui est propre. Comment dire ? Au niveau solide où vous êtes. Votre corps solide marche sur ce monde, sur cette planète solide de notre soleil. Tout ceci est actionné par votre esprit, qui agit sur votre cerveau solide, et le cerveau solide envoie des messages qui font bouger vos bras, vos jambes, et ainsi de suite. Votre esprit met aussi en action vos autres corps plus légers, chacun avec son propre réseau nerveux d’énergie. Dans le monde de la surlumière, où nous nous trouvons maintenant, l’obscurité n’existe pas, parce que la lumière ne vient pas d’un soleil solide. Elle vient du réseau d’énergie du soleil, qui peut briller – comment dire ? – à travers le réseau d’énergie de la planète. Le corps solide de la planète peut obstruer la lumière du soleil solide, mais pas celle du réseau d’énergie. Est-ce clair ?
— Je pense que oui, répondit Andrew lentement, essayant de s’y retrouver.