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Cela ressemblait un peu à la vieille histoire des corps et des plans astraux, dans le langage de la jeune fille, qui atteignait sans doute directement son esprit.

— L’important, dit-il, c’est que vous puissiez venir ici. Il m’est arrivé parfois de vouloir sortir de mon corps et de m’en éloigner.

— Oh ! mais vous le faites. Absolument. Tout le monde le fait en dormant, quand les réseaux d’énergie se désagrègent. Mais on ne vous a pas appris à le faire à volonté. Un jour, peut-être, je vous montrerai comment vous y prendre.

Elle eut un petit rire sans joie.

— Si nous vivons tous deux, cela va sans dire. Si nous vivons.

4

Autour d’Armida, le blizzard faisait rage, hurlant et gémissant, comme animé d’une fureur personnelle contre les murailles qui le tenaient en échec. Dans la grande salle, agitée et éperdue, Ellemir marchait de long en large en jetant des coups d’œil inquiets au-dehors.

— Nous ne pouvons même pas entreprendre de recherches par ce temps ! Et chaque minute qui passe l’éloigne peut-être de nous !

Elle se tourna vers Damon avec fureur.

— Comment peux-tu rester calmement assis, à te rôtir les pieds, alors que Callista est quelque part dans cette tempête ?

Damon leva la tête.

— Viens t’asseoir, Ellemir, répondit-il patiemment. Où qu’elle soit, nous pouvons être à peu près sûrs qu’elle ne se trouve pas dans la tourmente. Ses ravisseurs ne se sont pas donné le mal de l’enlever pour la laisser mourir de froid dans les collines. Quant à la chercher, même si le temps était meilleur, nous ne pourrions pas aller sillonner les Kilghards à cheval en criant son nom dans la forêt.

Il s’était exprimé sans la moindre note de moquerie, mais Ellemir se retourna vers lui avec colère.

— Est-ce que tu veux dire que nous ne pouvons rien faire, que nous sommes sans recours, que nous devons l’abandonner à son sort ?

— Certainement pas, répondit Damon. Tu m’as bien entendu. Je dis que nous ne pourrions pas aller la chercher à l’aveuglette dans ces collines, même si le temps le permettait. Si elle se cachait dans un lieu ordinaire, tu pourrais atteindre son esprit. Puisque nous sommes bloqués par la tempête, profitons-en pour commencer les recherches d’une façon rationnelle. Le mieux à faire, c’est de nous asseoir et d’y réfléchir. Viens donc t’asseoir, Ellemir, supplia-t-il. Tu ne rendras pas service à Callista en faisant les cent pas et en te mettant à bout de nerfs. Tu n’en seras que moins prête à l’aider au moment voulu. Tu n’as pas mangé. Tu as même l’air de ne pas avoir dormi. Viens, cousine.

Il se leva pour lui offrir un siège. Elle le regarda avec détresse.

— Ne sois pas si gentil, Damon, dit-elle, les lèvres tremblantes, sinon je vais craquer.

— Ça te ferait du bien, dit-il en lui versant un verre de vin.

Elle le but lentement, pendant que Damon se réchauffait près de la cheminée en la regardant.

— J’ai pensé à quelque chose, dit-il. Tu m’as dit que Callista s’était plainte de cauchemars – de jardins abandonnés, de chattes-démones ?

— En effet.

— Je suis venu de Serré avec un groupe de gardes, et Reidel – un garde de ma compagnie – m’a parlé d’un malheur survenu à son oncle. Il paraît qu’il s’était mis à divaguer – écoute bien – au sujet de la contrée des ténèbres, et de grands feux et de vents qui semaient la mort, et de femmes qui lui déchiraient l’âme comme des chattes-démones. Venant d’un autre que Reidel, j’aurais traité cette histoire de sornette. Mais je connaissais Reidel depuis très longtemps. Ce n’était pas le genre à raconter des histoires, et de toute façon, il n’avait pas plus d’imagination qu’une de ses sacoches. Enfin, le pauvre vieux est mort. Mais il me racontait ce qu’il avait vu et entendu, et je crois que c’est plus qu’une coïncidence. Et je t’ai parlé de l’embuscade, où nous avons été attaqués par des assaillants invisibles. Cela déjà semblerait indiquer qu’il se passe quelque chose de très bizarre dans la contrée des ténèbres. Comme il est peu probable qu’il se passe deux événements bizarres dans ce coin, je pense que nous pouvons d’abord supposer que ce qui est arrivé à mon garde est lié à l’enlèvement de Callista.

— C’est possible, répondit Ellemir. Cela me fait penser à autre chose. Ce ne peut être un humain qui a arraché les yeux de Bethiah.

Elle frissonna et ramena ses bras autour de ses épaules, comme si elle avait froid.

— Damon ! Crois-tu vraiment que Callista soit aux mains des hommes-chats ?

— Ce n’est pas impossible.

— Mais que lui veulent-ils ? Que vont-ils lui faire ? Qu’est-ce que…

— Comment veux-tu que je sache, Ellemir ? Ce n’est qu’une supposition. Les seuls hommes-chats que j’aie jamais vus étaient des cadavres sur le champ de bataille. Certains croient qu’ils sont aussi intelligents que les humains, et d’autres croient qu’ils sont à peine évolués. Je pense que personne depuis le temps de Varzil le Bon ne les connaît vraiment.

— Non, il y a quelque chose que nous savons, dit Ellemir gravement. C’est qu’ils se battent comme des hommes, et parfois même plus férocement.

— Pour ça, oui, dit Damon.

Il pensait à son escorte, massacrée sur la colline en dessous d’Armida. Et tout ça, pourquoi ? Pour qu’il puisse s’asseoir près du feu à côté d’Ellemir. Il savait qu’il n’aurait rien pu faire pour les sauver, et que mourir avec eux n’aurait avancé personne, mais le remords le torturait quand même sans relâche.

— Quand la tempête sera finie, il faudra que je trouve moyen d’aller les enterrer, dit-il. S’il en reste assez à enterrer, ajouta-t-il au bout d’un moment.

Ellemir cita un proverbe connu de la montagne.

— « Le mort qui est au ciel a trop de bonheur pour s’affliger des offenses faites à sa dépouille. Le mort en enfer a trop d’autres afflictions pour s’en soucier. »

— Quand même, s’obstina Damon, par égard pour leurs familles, je devrais faire mon possible.

— C’est le sort de Callista qui m’inquiète, pour le moment. Damon ! Penses-tu vraiment que Callista soit prisonnière des hommes-chats ? Que lui voudraient-ils donc ?

— Quant à cela, mon petit, je n’en sais pas plus que toi. Il est seulement possible – et nous devons en accepter la possibilité – qu’ils l’aient enlevée pour une raison inexplicable, que seuls des non-humains peuvent comprendre.

— C’est absurde, protesta Ellemir avec colère. On dirait une des histoires d’horreur qu’on me racontait quand j’étais petite. Un tel avait été enlevé par des monstres, et quand je demandais pourquoi ils avaient fait cela, la bonne me disait que c’était parce que les monstres sont méchants…

Elle s’arrêta, puis reprit d’une voix saccadée.

— C’est réel, Damon ! C’est ma sœur ! Ne me raconte pas de contes de fées !

Damon la regarda droit dans les yeux.

— Je n’en ai aucunement l’intention. Je te l’ai déjà dit : personne ne connaît vraiment les hommes-chats.

— Sauf qu’ils sont mauvais !

— Qu’est-ce que le mal ? demanda Damon avec lassitude. Dis qu’ils ont fait du mal aux tiens, et je serai on ne peut plus d’accord. Mais quand tu dis qu’ils sont foncièrement mauvais, sans aucune raison et seulement pour le plaisir de faire le mal, alors tu en fais des monstres de contes de fées semblables à ceux dont tu parlais. Tout ce que j’ai dit, c’est que, parce que nous sommes humains et que ce sont des hommes-chats, nous devons accepter l’idée de ne jamais comprendre, maintenant ou jamais, ce qui les a poussés à enlever Callista. Il ne faut pas oublier que nous sommes humains, et que les raisons que nous pourrions leur attribuer ne reflètent probablement qu’une part de la vérité. À part ça, cependant, pourquoi enlève-t-on des femmes, et pourquoi justement Callista ? Ou bien, pendant que nous y sommes, pourquoi les animaux volent-ils ? Je n’ai jamais entendu dire qu’ils étaient cannibales, et de toute façon, les forêts sont remplies de gibier en cette saison, alors ce n’est sans doute pas ça.