Il s’efforça d’être objectif et essaya d’apaiser son cœur qui battait la chamade. Ce n’était pas la faute de Callista. Il devrait réserver ses malédictions pour les ravisseurs.
— Ne sois pas fâché, Damon, dit Ellemir timidement.
Elle a senti que j’étais en colère. C’est bon signe.
— Je ne suis pas fâché contre toi, breda.
Il avait utilisé le mot qui pouvait signifier parente ou, plus intimement, bien-aimée. Il s’installa confortablement, pour être plus sensible au bijou de Callista qu’il tenait entre ses mains, à sa pierre-étoile qui palpitait doucement au rythme de son propre courant nerveux. Il effaça toute autre sensation : le contact des mains froides d’Ellemir sur ses poignets, sa respiration tiède qu’il sentait sur son cou, son subtil parfum naturel de femme. Tout se voila, le crépitement du feu et le vacillement de la flamme de la bougie, les ombres dansantes de la pièce. Il laissa sombrer son regard dans les pulsations bleutées de la pierre-étoile. Il perçut, plus qu’il ne sentit physiquement, ses muscles se détendre, son corps devenir insensible. Pendant un moment, rien n’exista plus que l’immensité de la pierre. Puis son cœur s’arrêta, ou du moins, Damon n’eut plus conscience de rien, que du bleu qui se répandait : un éclat éblouissant, un océan qui allait le noyer…
Un choc bref, un picotement, et il était hors de son corps, au-dessus de lui-même. Il abaissa les yeux, avec une sorte de détachement ironique, sur le corps mince, affaissé sur la chaise, et sur la frêle jeune fille apeurée qui, agenouillée à son côté, lui étreignait les poignets. Il ne voyait pas vraiment, il percevait plutôt tout cela à travers ses paupières closes.
Il jeta un coup d’œil sur la lumière qui se formait autour de lui. Le corps sur la chaise portait un pourpoint élimé et des hauts-de-chausses en cuir, mais comme toujours quand il sortait, il se sentit plus grand et plus fort, plus musclé, et se déplaça aisément tandis que les murs de la grande salle s’estompaient et disparaissaient. Et son corps, si on pouvait l’appeler ainsi, était vêtu d’une tunique chatoyante or et vert qui scintillait d’un léger éclat de feu.
— C’est ainsi que ton esprit se voit, lui avait dit une fois Leonie.
Il avait les bras et les pieds nus, et cela le fit sourire. Sortir dans le blizzard dans cette tenue ? Mais bien sûr, le blizzard n’était pas là, pas du tout. Pourtant, s’il écoutait attentivement, il entendait les mugissements lointains du vent, et il se dit que la tempête devait être particulièrement violente pour que son écho arrive jusqu’au surmonde. En formulant cette pensée, il se sentit frissonner, et rapidement bannit le blizzard de son esprit, car, en en prenant trop conscience, il pourrait le concrétiser et l’amener dans ce niveau.
Il se déplaça, comme en flottant. Il sentait bien le papillon de Callista palpiter comme une créature vivante, chargé de sa « voix » mentale ; ou plutôt, puisque le bijou lui-même se trouvait entre les mains de son corps, de l’homologue mental qu’il portait dans le surmonde. Il tenta d’être plus réceptif aux intonations particulières de cette « voix » et appela Callista d’un ton pressant.
Mais il n’obtint pas de réponse, ce qui ne le surprit guère. Si cela avait été aussi facile, Ellemir aurait déjà pu contacter sa jumelle. Un silence de mort régnait. Damon regarda autour de lui, conscient qu’il voyait le surmonde comme un « monde » parce que c’était plus pratique de le voir et de le sentir ainsi, que comme un domaine mental immatériel ; qu’il se représentait comme ayant un corps, arpentant une immense plaine déserte, parce que c’était moins déconcertant que de se voir comme un morceau de pensée incorporel à la dérive au milieu d’autres pensées. En ce moment, ce monde donnait l’impression d’une immense surface plane, s’étendant, vague, dépouillée et silencieuse jusqu’à des espaces infinis. Au loin, des ombres se déplaçaient, et curieux de savoir ce que c’était, il se transporta rapidement dans leur direction.
Comme il s’en rapprochait, elles devinrent plus distinctes : c’étaient des formes humaines, étrangement grises et floues. Il savait que s’il leur adressait la parole, elles disparaîtraient immédiatement – à condition qu’elles n’aient rien à voir avec lui ou ses recherches – ou bien elles se préciseraient subitement. Le surmonde n’était jamais vide : il y avait toujours quelques esprits dans les plans astraux – pour une raison ou une autre, même si ce n’étaient que des gens endormis, sortis de leurs corps, dont les esprits croisaient le sien dans le domaine informe de la pensée. Il vit quelques visages imprécis, comme des reflets dans l’eau, de personnes qu’il reconnaissait vaguement. Il savait que c’étaient des parents et des connaissances à lui qui dormaient ou méditaient profondément, et qu’il se trouvait dans leurs pensées ; que certains d’entre eux se réveilleraient en se rappelant l’avoir vu en rêve. Il les dépassa sans essayer de leur parler : aucun d’eux ne pouvait l’aider.
Très loin, il aperçut une grande structure brillante qu’il reconnut pour l’avoir vue lors d’autres visites dans ce monde : c’était la tour d’Arilinn où il avait été formé, bien des années auparavant. Généralement, lors de tels voyages, il passait sans s’en occuper. Mais cette fois-ci, il sentait qu’il s’en rapprochait de plus en plus. Quand il se retrouva tout près, la tour prit une forme plus précise. Plusieurs générations de télépathes s’en étaient servi de base pour explorer le surmonde. Ce n’était pas surprenant que la tour fût devenue un point de repère fixe. Sûrement, se dit Damon, si Callista était dans l’un des plans astraux et qu’elle fût libre, c’était là qu’elle serait venue.
À présent, il se trouvait au pied de la structure écrasante de la tour. De l’herbe, des arbres et des fleurs commençaient à prendre forme autour de lui, émanant de sa propre mémoire et des souvenirs conjugués de tous ceux qui, comme lui, avaient été initiés à la tour. Il se mit à marcher parmi les arbres familiers, les fleurs odorantes, avec une douloureuse sensation de nostalgie, presque de mal du pays. Il franchit le portail légèrement lumineux et resta un moment sans bouger sur les dalles de ses souvenirs.
Soudain, devant lui, apparut une femme voilée, mais même à travers les voiles, il la reconnut : Leonie, la gardienne de la tour. Son visage était imprécis ; à moitié le visage qu’il se rappelait, à moitié le visage de maintenant.
— Leonie…
La silhouette se solidifia, prit une forme plus nette, jusqu’aux deux bracelets de cuivre, en forme de serpent, qu’elle portait toujours.
— Damon, dit-elle d’un ton gentiment réprobateur. Que fais-tu sur ce niveau, ce soir ?
Il lui présenta le papillon d’argent.
— Je cherche Callista.
Sa voix lui semblait étrangement creuse.
— Elle a disparu, ajouta-t-il, et ni sa jumelle ni moi n’arrivons à la trouver. L’avez-vous vue ?
Leonie prit un air soucieux.
— Non, mon ami. Nous aussi, nous l’avons cherchée, et elle ne se trouve sur aucun des niveaux que nous savons atteindre. De temps en temps, je sens sa présence vivante, quelque part, mais j’ai beau chercher, je ne la trouve pas.
Cette réponse remplit Damon d’angoisse. Leonie était une télépathe extrêmement puissante, et tous les plans astraux accessibles lui étaient connus. Elle marchait dans ces mondes avec autant d’aisance que dans le monde solide. Le fait qu’elle fût au courant des ennuis de Callista, et qu’il lui fût impossible de localiser son élève et amie était de mauvais augure. Où, parmi tous ces mondes, pouvait bien se cacher Callista ?
— Peut-être que tu la trouveras là où je ne le peux pas, dit doucement Leonie. Les liens consanguins sont des liens puissants, et peuvent mettre en contact des parents quand l’amitié ou les affinités défaillent. Je ne sais trop pourquoi, j’ai l’impression qu’elle se trouve là-bas.