Damon essaya d’être logique. Le blizzard n’était pas réel. C’était un blizzard imaginaire, concrétisé par la pensée, et il lui suffisait d’aller se réfugier dans un monde où le temps était meilleur. Il se représenta le flanc d’une montagne ensoleillée… pendant un instant, la neige se calma, puis se remit à faire rage avec une force renouvelée. Quelqu’un était en train de projeter l’image de la tempête… quelqu’un ou quelque chose. Les hommes-chats ? En ce cas, Callista était-elle en leur pouvoir ?
Les rafales de vent redoublèrent de violence. Damon faiblit et tomba à genoux. Il essaya de lutter et se blessa en tombant sur la glace rugueuse. Il saignait, il se sentait gelé, faible…
Mourant…
Il faut que je quitte ce niveau, il faut que je retourne dans mon corps. S’il restait bloqué là, hors de son enveloppe corporelle, celle-ci survivrait quelque temps, alimentée artificiellement, impotente, dépérissant lentement, puis mourrait.
Ellemir, Ellemir ! appela-t-il, affolé. Réveille-moi, ramène-moi, sors-moi d’ici !
À plusieurs reprises, il cria, entendant le hurlement du vent emporter son appel au loin, dans l’obscurité remplie de neige meurtrière. Il essaya maintes et maintes fois de se relever, de se mettre au moins à genoux, ou même de ramper. Mais il ne fit que s’écorcher le visage, et ses mains saignaient…
Ses efforts devinrent de plus en plus faibles, et un sentiment d’impuissance totale, presque de résignation, l’envahit.
Je n’aurais jamais dû faire confiance à Ellemir. Elle n’est pas assez forte. Je ne m’en sortirai jamais.
Il lui sembla qu’il y avait des heures, des jours, qu’il glissait, dérapait, pataugeait péniblement dans la tourmente…
Une douleur effroyable le transperça, et un froid mortel lui enserra la tête. Une lueur bleue, aveuglante, surgit de toutes parts. Il y eut une secousse, comme un coup de tonnerre, et Damon, épuisé et haletant, se retrouva allongé dans son fauteuil, dans la grande salle d’Armida. Le feu était éteint depuis longtemps, et la pièce était glaciale. Ellemir, pâle et terrifiée, les lèvres violettes et tremblantes, se tenait au-dessus de lui.
— Damon, oh, Damon ! Oh, réveille-toi, réveille-toi !
Il reprit son souffle avec peine.
— Je suis là, je suis là.
Elle était arrivée à le faire sortir de ce cauchemar et à le ramener. Sa tête et son cœur battaient follement, et il claquait des dents. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Les lueurs de l’aube commençaient à poindre. Dehors, la cour était paisible, et la tempête avait cessé. Damon cligna des yeux et secoua la tête.
— Le blizzard, dit-il indistinctement.
— Tu as trouvé Callista ? Damon fit non de la tête.
— Mais j’ai trouvé celui qui la détient, et il a bien failli avoir ma peau.
— Je n’arrivais pas à te réveiller – et tu étais bleu et tu suffoquais et gémissais. Finalement, j’ai saisi la pierre-étoile, avoua Ellemir, et j’ai cru que tu avais une convulsion. Je croyais t’avoir tué…
Il s’en était fallu de peu, pensa Damon. Mais cela valait mieux que si elle l’avait laissé mourir dans le blizzard du surmonde. Elle avait pleuré, aussi.
— Pauvre petite, j’ai dû te faire horriblement peur, dit-il tendrement.
Et il l’attira à lui. Elle était assise sur ses genoux, toujours tremblante. Il se rendit compte qu’elle devait avoir aussi froid que lui. Il saisit une couverture de fourrure qui se trouvait à portée de sa main, et l’enroula autour de leurs épaules. Tout à l’heure, il irait rallumer le feu. Pour le moment, il voulait seulement se pelotonner dans la douce fourrure réconfortante et sentir les frissons de la jeune fille s’atténuer.
— Mon pauvre petit amour, je t’ai fait peur, et tu es à moitié morte de froid, murmura-t-il en l’enlaçant.
Il baisa les joues couvertes de larmes, et réalisa qu’il y avait bien, bien longtemps qu’il voulait faire cela. Doucement, il embrassa les lèvres glacées, tâchant de les réchauffer avec les siennes.
— Ne pleure pas, mon amour, ne pleure pas. Elle eut un mouvement involontaire.
— Les domestiques sont encore couchés, dit-elle d’une voix ensommeillée. Nous devrions faire du feu, les appeler…
— Au diable, les domestiques.
Il ne voulait laisser personne interrompre leur intimité toute nouvelle.
— Je ne veux pas te laisser partir, Ellemir. Elle leva le visage vers lui et l’embrassa.
— Ce n’est pas nécessaire, dit-elle doucement.
Ils restèrent immobiles, blottis l’un contre l’autre dans la couverture fourrée. Damon ressentait encore une grande faiblesse due à l’épuisement de sa force nerveuse, prix inévitable du travail télépathique. Il savait qu’il devrait se lever, rallumer le feu, faire apporter de la nourriture, ou il lui en coûterait peut-être plusieurs jours de lassitude et de maladie. Mais il ne pouvait se décider à bouger. Il ne voulait pas se séparer d’Ellemir. Finalement, terrassé par la fatigue et la faim, il s’endormit profondément…
… Ellemir le secouait, et dans la grande entrée, il entendit des coups, du bruit. Quelqu’un appelait.
— Il y a quelqu’un à la porte, dit Ellemir, étonnée. À cette heure ? Et les domestiques… ? Qu’est-ce que…
Damon se débarrassa de la couverture et se leva. Il traversa l’entrée, la cour intérieure, et arriva aux grandes portes. Il tira les verrous de ses doigts raides et maladroits, et ouvrit.
Sur le seuil se tenait un homme enveloppé d’un grand manteau de fourrure étrange, vêtu de vêtements déchirés.
— Je suis étranger, dit-il avec un accent prononcé. Je me suis perdu. J’étais avec l’expédition de Cartographie, je viens de la cité de commerce. Pouvez-vous me donner asile, et envoyer un message aux miens ?
Damon le considéra d’un air confus.
— Oui, entrez, dit-il enfin, avec hésitation. Entrez, étranger. Soyez le bienvenu.
Il se tourna vers Ellemir.
— C’est seulement un de ces Terriens de Thendara, expliqua-t-il. J’en ai entendu parler, ils sont inoffensifs. Hastur souhaite que nous soyons hospitaliers envers eux, quand nécessaire, bien que celui-ci se soit vraiment aventuré très loin. Appelle tes gens, breda. Il a probablement besoin de manger et de se réchauffer. Ellemir rassembla ses esprits.
— Entrez. Soyez le bienvenu à Armida, étranger. Veuillez accepter l’hospitalité du domaine Alton. Nous vous aiderons comme nous le pourrons…
Elle s’interrompit, car le nouveau venu la dévisageait avec de grands yeux effarés.
— Callista ! s’écria-t-il d’une voix mal assurée. Callista ! Vous êtes réelle !
Ellemir écarquilla les yeux avec stupéfaction.
— Non, bégaya-t-elle. Non, je ne suis pas Callista, je suis Ellemir. Mais qu’est-ce que… qu’est-ce que vous, vous pouvez bien savoir de Callista ?
5
— Autant vous dire tout de suite que je n’en crois pas un mot, dit la jeune fille qui s’appelait Ellemir.
C’est vraiment difficile d’admettre qu’elle n’est pas Callista, se dit Andrew Carr. Elles se ressemblent tellement !
Il était assis sur le gros banc de bois près de la cheminée et buvait un breuvage chaud et réconfortant. Quel plaisir de se retrouver à l’intérieur d’une vraie maison, même si la tempête était finie ! Il sentait une odeur de cuisine, et il trouvait cela fantastique. Tout aurait pu être fantastique, s’il n’y avait pas eu la jeune fille qui ressemblait tant à Callista et qui, fait curieux, ne l’était pas. Elle était debout en face de lui et le regardait avec une hostilité non feinte.