Damon fut de retour peu de temps après. Il avait apparemment, lui aussi, pris le temps de se baigner et de se changer. Il avait l’air plus jeune et moins fatigué. Il portait un paquet de vêtements et s’excusa presque.
— Ce ne sont que de pauvres habits à offrir à un invité. C’est le costume de fête de notre majordome.
— En tout cas, ils sont secs et propres, dit Andrew, alors remerciez-le pour moi, qui qu’il soit.
— Descendez dans la grande salle quand vous serez prêt. Le repas sera servi d’ici là.
Lorsqu’il fut seul, Andrew revêtit le « costume de fête du majordome ». Il se composait d’une chemise et d’un caleçon de grosse toile ; un pantalon en daim qui allait en s’évasant du genou à la cheville ; une chemise finement brodée, avec de longues manches froncées aux poignets, et un pourpoint de cuir. Il y avait aussi des bas de laine tricotée que l’on resserrait au genou, et des bottes en feutre, doublées de fourrure, qui lui arrivaient à mi-mollet. Dans cette tenue, plus confortable qu’il ne l’aurait cru, Andrew se sentait à l’aise pour la première fois depuis des jours. Il avait faim, aussi, et quand il ouvrit la porte, une odeur alléchante le guida jusqu’à la salle à manger. Il pensa, un peu tard, que cela le mènerait peut-être aux cuisines. Mais l’escalier aboutissait à un couloir d’où il pouvait voir la grande salle où on l’avait accueilli.
Damon et Ellemir étaient assis à une petite table où attendait un troisième couvert. Damon leva la tête en signe d’accueil.
— Pardonnez-nous de ne vous avoir pas attendu, dit-il. Mais j’ai passé la nuit debout, et j’avais très faim. Joignez-vous à nous.
Andrew se mit à table. Ellemir l’observa de la tête aux pieds, légèrement surprise, pendant qu’il s’asseyait.
— Vous avez vraiment l’air d’être un des nôtres, dans ces vêtements. Damon m’a un peu parlé de votre peuple de la Terre. Mais j’aurais cru que les habitants d’autres planètes seraient très différents de nous, plutôt comme les non-humains des montagnes. Êtes-vous absolument comme les hommes ?
Andrew se mit à rire.
— Ma foi, je me trouve assez humain moi-même. Je trouverais plus logique de vous demander : est-ce que vous autres, vous êtes comme nous, aussi ? La plupart des mondes de l’Empire sont peuplés de gens qui ressemblent à des hommes. Beaucoup de gens croient que toutes les planètes ont été colonisées par une même espèce d’humains, il y a quelques millions d’années. Il y a eu une grande part d’adaptation au nouvel environnement, mais sur les planètes comme la Terre, l’organisme humain semble demeurer assez stable. Je ne suis pas biologiste, alors je ne saurais expliquer exactement les phénomènes de génétique, mais on m’a dit avant que je vienne ici que la race dominante de Cottman IV était la race humaine, bien qu’il y ait un ou deux peuples sages qui ne le soient pas.
Subitement, il se rappela que Callista lui avait dit qu’elle était aux mains de non-humains. Elle voudrait sûrement que ses parents soient mis au courant. Mais allait-il gâcher leur petit déjeuner ? Il aurait le temps de le leur dire plus tard.
Damon lui tendit un plat, et il se servit d’une sorte d’omelette garnie de fines herbes et de légumes inconnus. C’était bon. Il y avait des fruits – la meilleure comparaison qu’il trouva était des pommes et des prunes – et une boisson qu’il avait goûtée dans la cité de commerce, qui avait un goût de chocolat amer.
Il remarqua, en mangeant, qu’Ellemir lui jetait des regards furtifs. Il se demanda si sa façon de se tenir à table était, pour ses hôtes, incorrecte, ou si la raison était autre.
Il ne savait toujours pas que penser d’Ellemir. Elle était tellement identique à Callista, et tellement différente ! Quand il observait les traits de son visage, il n’y trouvait aucune différence avec ceux de Callista : le front haut, les petites mèches délicates qui poussaient à la naissance des cheveux, trop courtes pour tenir dans les élégantes tresses ; les pommettes hautes, et le nez droit piqué de taches de rousseur ; la lèvre supérieure volontaire ; et le petit menton tout rond, creusé d’une fossette. Callista était la première femme qu’il eût vue sur cette planète qui ne fût chaudement couverte, sans compter les citoyennes de l’Empire qui travaillaient à la base spatiale, dans des bureaux équipés du chauffage central.
Oui, c’était là la différence. Chaque fois qu’il l’avait vue, Callista ne portait qu’une chemise de nuit légère. Il avait vu d’elle pratiquement tout ce qu’il y avait à voir. Si une autre femme s’était montrée à lui ainsi vêtue – eh bien, jusqu’alors, Andrew Carr avait été le genre d’homme à prendre son plaisir comme il le trouvait, sans particulièrement s’engager. Et pourtant, quand il avait trouvé Callista endormie auprès de lui, et qu’à moitié endormi il avait essayé de la toucher, il avait été bouleversé, et il avait partagé l’embarras de la jeune fille. Tout simplement, il ne la désirait pas dans ces conditions. Non, ce n’était pas exact. Bien sûr que si, il la désirait. Cela semblait tout naturel, et elle avait accepté le fait comme tel. Mais ce qu’il éprouvait était plus profond. Il voulait la connaître, la comprendre. Il voulait qu’elle le connaisse et le comprenne, et qu’il ne lui soit pas indifférent. Andrew avait eu peur qu’elle ne craigne quelque grossièreté ou manque de considération de sa part. Comme si, avec ses réactions maladroites, il avait pu gâter quelque chose de très doux et précieux, quelque chose de parfait. Même encore, quand il se rappelait la brave petite plaisanterie qu’elle avait faite (« Ah, quelle tristesse ! La première fois, la toute première fois que je dors au côté d’un homme, et je ne peux même pas en profiter ! »), il sentait sa gorge se serrer et éprouvait une tendresse immense, toute neuve.
Pour Ellemir, par contre, il ne ressentait rien de la sorte. S’il l’avait trouvé endormie dans son lit, il l’aurait traitée comme n’importe quelle jolie fille, à moins qu’elle n’ait objecté vigoureusement – auquel cas elle ne se serait de toute façon pas trouvée là. Mais il n’y aurait pas attaché plus d’importance que cela, et plus tard, elle ne lui aurait pas été plus spéciale que toutes les autres femmes avec qui il avait eu du bon temps. Comment des jumelles pouvaient-elles être si subtilement différentes ? Était-ce cet impondérable connu sous le nom de personnalité ? Mais il ne savait rien de la personnalité d’Ellemir.
Alors, comment Callista pouvait-elle provoquer en lui cette acceptation sans réserve, cet abandon absolu, et Ellemir seulement un haussement d’épaules ?
Ellemir posa sa cuiller.
— Pourquoi me fixez-vous ainsi, étranger ?
Andrew baissa les yeux.
— Je ne m’en étais pas rendu compte.
Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Oh ! ne vous excusez pas. Je vous regardais aussi. Je pense que lorsque j’ai entendu parler de gens qui venaient d’autres planètes, je m’attendais à ce qu’ils soient bizarres, comme des créatures de contes à faire peur, avec des cornes et des queues. Et vous voilà, tout à fait semblable à n’importe quel homme de la vallée voisine. Mais je ne suis qu’une fille de la campagne, et je ne suis pas habituée aux nouveautés comme les gens qui habitent à la ville. Alors je me conduis comme une paysanne qui ne voit jamais rien d’autre que ses vaches et ses moutons.
Pour la première fois, Andrew perçut une légère, très légère ressemblance avec Callista : la spontanéité, la franchise, dépourvue de coquetterie et de méfiance. Il se prit de sympathie pour elle en dépit de l’hostilité qu’elle lui avait manifestée plus tôt. Damon se pencha et posa sa main sur celle d’Ellemir.
— Ma mie, il ne connaît pas nos usages. Il ne pensait pas mal faire… Étranger, chez nous il est extrêmement impoli de dévisager une jeune fille. Si vous étiez un des nôtres, mon honneur me commanderait de vous lancer un défi. On pardonne aux enfants et aux étrangers, mais je sens que vous n’êtes pas homme à offenser une femme délibérément. Alors, je vous mets au courant sans vouloir vous froisser.