Puis le bruit cessa. On n’entendait plus que le grondement sourd de la tempête de neige. Andrew se pelotonna dans le manteau de fourrure pour reprendre son souffle.
Une fois encore, la fille l’avait sauvé.
C’est absurde, se dit-il. Inconsciemment, je devais savoir que ça allait tomber.
Il arrêta là ses réflexions. Pour le moment, il avait échappé de peu à la mort grâce à une série de miracles, mais il était loin d’être sauf.
Si ce vent pouvait faire tomber un avion de la falaise, il pouvait le faire tomber, lui aussi, raisonna-t-il. Il fallait qu’il cherche un endroit plus sûr pour s’abriter et se reposer.
Prudemment, cramponné à la roche, il se glissa le long de la corniche, pour s’apercevoir qu’à trois mètres devant lui, le chemin se rétrécissait et s’achevait en une pente obscure, rendue glissante par la neige fondue. Péniblement, il revint sur ses pas. Il faisait de plus en plus sombre, et la neige à présent tombait plus blanche, douce et épaisse. Épuisé par l’effort et la douleur, Andrew aurait aimé s’allonger, s’envelopper dans le manteau de fourrure et s’endormir là. Mais il savait très bien que s’il s’endormait, il mourrait. Il résista à la tentation et se traîna dans la direction opposée. Il lui fallait éviter les fragments de métal qui l’avaient retenu prisonnier. Soudain, il heurta le tibia de sa jambe valide contre un rocher qu’il n’avait pas vu. Le choc le plia en deux, et il gémit de douleur.
Finalement, il parcourut la falaise sur toute sa longueur. Tout au bout, la corniche s’élargissait en une pente douce qui montait vers une sorte de plateau. Là-haut poussaient d’épaisses broussailles aux racines tenaces. Andrew les examina dans l’obscurité et hocha la tête : le feuillage épais résisterait au vent. Ces arbustes étaient évidemment enracinés là depuis des années. Tout ce qui poussait en un tel endroit devait tenir le coup contre le vent, la tempête, les blizzards. Pourvu que son pied tienne le coup jusqu’en haut…
Ce n’était pas facile, avec son manteau et ses provisions, et sa blessure. Mais avant l’obscurité totale, il avait escaladé la pente – en rampant, vers la fin, sur deux mains et un genou – jusqu’à l’abri des arbres. Enfin, il s’affala sous ce refuge. Là, du moins, le vent rageur soufflait moins violemment, freiné par les branches. Dans la trousse d’urgence, il y avait une petite lampe de poche, et à sa faible lumière, il trouva de la nourriture concentrée, une couverture fine du type « espace », qui le garderait bien au chaud, et des tablettes de combustible. Il improvisa, avec la couverture et son propre manteau, une tente rudimentaire en se servant des branches les plus larges pour la soutenir : cela faisait une sorte de tranchée entre les buissons et les racines des arbustes, où il pourrait s’allonger à l’abri de la neige. Maintenant, il ne désirait plus que s’effondrer et ne plus bouger, mais avant que ses dernières forces ne l’aient abandonné, il s’appliqua avec acharnement à couper la jambe du pantalon gelé et les restes de la botte qui recouvrait son pied blessé. Il n’aurait jamais imaginé qu’il fût possible de tant souffrir quand il badigeonna la blessure d’antiseptique et la banda hermétiquement, mais il y parvint tant bien que mal, sans pouvoir s’empêcher de gémir comme un animal sauvage. Enfin, à bout de forces, il se laissa tomber dans son terrier et prit un des bonbons de Mattingly. Il se força à le mâcher, sachant que le sucre réchaufferait son corps frissonnant. Enfin, au moment même où il l’avalait, il tomba dans un profond assoupissement léthargique.
Pendant longtemps, son sommeil fut sombre et sans rêve, sa volonté ayant tout effacé. Puis il prit vaguement conscience de la fièvre et de la douleur, de la tempête qui faisait rage. Quand la sensation eut diminué, toujours somnolent et fiévreux, il se sentit saisi d’une soif intense et rampa à l’extérieur pour sucer quelques glaçons qu’il détacha de sa tente, puis il tituba à quelques pas de son abri pour se soulager. Enfin, il se laissa retomber, épuisé, dans son trou, pour prendre quelque nourriture et sombrer dans un profond sommeil douloureux.
Il ne se réveilla qu’au matin. Il se sentit mieux en voyant la clarté du jour et en entendant le murmure du vent dans les cimes. La tempête avait cessé. Son pied et sa jambe lui faisaient toujours mal, mais la douleur était supportable. Quand il s’assit pour changer le pansement, il constata avec satisfaction que la blessure ne s’était pas infectée. Au-dessus de lui, le soleil rouge sang de Cottman IV commençait à peine à s’élever vers les hauteurs. Andrew se glissa jusqu’au bord de la falaise et regarda dans la vallée noyée de brume. C’était un coin sauvage et désert qui ne semblait pas avoir été touché par l’homme.
Pourtant, c’était un monde habité, un monde peuplé d’humains que l’on ne pouvait, pour autant qu’il sût, distinguer des Terriens. Il avait survécu à l’accident survenu à l’avion de cartographie et d’exploration. Il devait y avoir un moyen de retourner à la base spatiale. Peut-être que les gens du pays se montreraient amicaux et l’aideraient, quoique cela lui parût peu probable.
Pourtant, tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir… et il était toujours en vie. Des hommes s’étaient perdus avant lui dans les régions sauvages et inexplorées de mondes inconnus et en étaient revenus pour en parler au siège de l’Empire sur la Terre. Donc il lui fallait remettre sa jambe en état pour sortir de ces montagnes. Les Infernales. C’était le cas de le dire. Elles étaient infernales, à tout point de vue. Vents de travers, courants d’air ascendants, descendants, tempêtes soufflant de nulle part – l’avion qui pourrait affronter de telles bourrasques n’était pas encore conçu. Andrew se demanda comment les habitants pouvaient bien traverser ces montagnes. Avec des mules ou quelque équivalent local, pensa-t-il. De toute façon, il y aurait des cols, des routes, des chemins…
Comme le soleil montait encore, les brumes se dispersèrent, et il put voir la vallée qui s’étendait en dessous de lui. La plupart des versants étaient couverts d’arbres. Tout au fond de la vallée coulait une rivière, et une ombre qui ressemblait à un pont la traversait. La contrée n’était donc pas complètement inhabitée, après tout. Andrew apercevait aussi des taches qui pouvaient très bien être des terres labourées, des champs, des jardins, un paysage agréable et paisible, avec de la fumée s’élevant des cheminées et des maisons. Mais tout cela était très loin. Et entre les terres cultivées et la falaise où se tenait Andrew, semblaient se succéder des lieues et des lieues d’abîmes, de contreforts et d’à-pics.
Il fallait à tout prix qu’il parvienne là-bas, et ensuite, à la base spatiale. Et puis, nom de nom ! il quitterait cette sacrée planète inhospitalière où il n’aurait jamais dû venir en premier lieu, et puisqu’il y était venu, qu’il aurait dû quitter dans les quarante-huit heures. Eh bien, il partirait maintenant.
Oui, mais la fille ?
Au diable, la fille. Elle n’a jamais existé. Ce n’était qu’un rêve dû à la fièvre, un fantôme, un symbole de ma propre solitude.
Seul. J’ai toujours été seul, sur une douzaine de planètes.
Il est probable que chaque être seul rêve qu’un jour, il trouvera un monde où quelqu’un l’attend, quelqu’un qui lui tendra la main, qui touchera quelque chose au fond de lui et dira : « Je suis ici. Nous sommes ensemble… »