— A-t-elle dit qui ils étaient ?
— Elle a dit quelque chose qui n’avait aucun sens. Elle a dit que ce n’étaient pas des humains.
— Est-ce qu’elle vous a dit comment elle le savait ? Est-ce qu’elle les a vus ? demanda Damon vivement.
— Non. Elle m’a dit qu’elle ne les avait pas vus, mais qu’elle les soupçonnait de l’avoir gardée dans le noir pour qu’elle ne puisse pas les voir. Mais elle pensait que ce n’étaient pas des hommes, parce que…
Encore une fois, il hésita quelque peu, essayant de trouver une bonne façon de s’exprimer. Oh, la barbe, se dit-il enfin. Si ça n’a pas gêné Callista d’en parler à un étranger, il n’y a pas de quoi être embarrassé.
— Elle savait que ce n’étaient pas des hommes parce qu’aucun d’eux n’avait essayé de la violer. Elle tenait pour certain que n’importe quel homme l’aurait tout simplement fait, ce qui en dit long sur les hommes de votre planète !
— Nous savions déjà que quiconque serait assez vil pour s’attaquer à une leronis ne serait pas un ami des Domaines. Je me doutais qu’on l’avait enlevée, non pas comme on enlèverait n’importe quelle femme, pour se venger, ou pour en faire une esclave, mais précisément parce qu’elle était une puissante télépathe. Ils ne pouvaient espérer la forcer à tourner ses pouvoirs de gardienne contre son peuple. Mais en la faisant prisonnière et en lui confisquant sa pierre-étoile, ils savaient qu’elle ne pourrait pas utiliser ses pouvoirs contre eux, non plus. Et les ravisseurs, si c’étaient des hommes, sauraient qu’une gardienne est toujours vierge ; qu’il y a un moyen plus simple, moins dangereux, de la rendre impuissante contre eux. Une gardienne aux mains des ennemis de son peuple ne resterait pas longtemps vierge.
Andrew frémit de dégoût. C’est charmant, ce monde où ce genre de guerre contre les femmes est considéré comme tout naturel !
Une fois de plus, Damon suivit sa pensée.
— Oh ! Ce n’est pas si facile, Andrew, dit-il avec un petit sourire désabusé. Un homme qui enlève une leronis ne s’attaque pas à une victime passive, ni innocente, mais tient sa propre vie entre ses mains, sans parler de sa raison. Callista est une Alton, et si elle frappait avec toute la force de son don, elle pourrait paralyser quelqu’un, peut-être même le tuer. Ça peut se faire, ça s’est fait, mais le combat est plus égal que vous n’imaginez. Aucun homme sain d’esprit ne lève la main sur une sorcière du Comyn, sauf si elle le désire. Mais pour celui qui craint qu’une gardienne n’utilise ses pouvoirs contre lui, le risque en vaudrait peut-être la peine.
— Enfin, dit Ellemir, on ne l’a pas touchée, dites-vous.
— C’est ce qu’elle m’a dit.
— Alors, reprit Damon, je pense que ma première hypothèse est la bonne. Callista est prisonnière des hommes-chats, et à présent, nous savons pourquoi. J’avais deviné plus tôt, en parlant avec Reidel, que quelque part dans la contrée des ténèbres, quelqu’un fait des expériences avec des matrices non monitorées. Sans doute pour exploiter ses pouvoirs télépathiques en dehors de la tutelle du Comyn et des Sept Domaines. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Mais pour autant que je sache, c’est la première fois qu’une race non humaine l’essaie.
Damon frémit soudainement. Comme un aveugle, il saisit la main d’Ellemir, pour se rassurer au contact de quelque chose de solide et d’affectueux.
Comme si, pensa Andrew, il était enfermé dans le noir et effrayé comme Callista.
— Et ils ont réussi ! s’écria Damon. Ils ont rendu la contrée des ténèbres invivable pour les humains ! Ils nous attaquent avec des armes invisibles, et même Leonie n’a pu trouver où ils avaient caché Callista ! Et ils sont forts, que Zandru les attrape avec des scorpions ! Ils sont forts. J’ai été formé à la tour, mais ils m’ont jeté hors de leur niveau, dans une tempête que je n’ai pu terrasser. Ils m’ont maîtrisé comme si j’étais un enfant ! Dieux ! Dieux ! N’y a-t-il donc rien à faire contre eux ? C’est sans espoir !
Il se cacha le visage dans les mains, les épaules secouées de gros frissons. Andrew le regarda, surpris et consterné. Puis, lentement, il posa la main sur l’épaule de Damon.
— Allons, dit-il. Ça n’aide personne. Voyons, vous venez de faire remarquer que Callista possédait encore toutes ses facultés, où qu’elle soit. Et elle peut m’atteindre, moi. Peut-être, je dis bien peut-être – je ne vous connais pas, et je ne sais rien de toutes ces choses, mais je connais Callista, et je – je suis très attaché à elle. Il y a peut-être un moyen pour que je la trouve, que je vous aide à la ramener.
Damon releva la tête pour regarder Andrew. Un espoir fou se lisait sur ses traits tirés et pâles.
— Je crois que vous avez raison. Je n’y avais pas pensé. Vous pouvez encore atteindre Callista. Je ne comprends pas pourquoi ni comment c’est arrivé, ni comment nous allons nous y prendre, mais c’est notre seul atout. Vous pouvez atteindre Callista. Et elle peut venir à vous, alors qu’une autre gardienne ne peut aller à elle et que sa jumelle lui est inaccessible. Ce n’est peut-être pas désespéré, après tout.
Il étreignit la main d’Andrew, et celui-ci sentit que c’était un geste exceptionnel de la part de Damon ; que l’attouchement physique, parmi les télépathes, était réservé aux intimes. Une communication s’établit entre eux, produisant chez Andrew une impression insupportable – il percevait la fatigue et la peur de Damon, le souci qu’il se faisait pour ses jeunes cousines, son inquiétude de n’être pas à la hauteur des événements, sa terreur du surmonde, les doutes profonds et désespérés sur sa virilité…
Momentanément, Andrew fut tenté de rejeter cette intimité indésirable que Damon, à bout de nerfs, lui avait pour ainsi dire imposée. Mais son regard croisa celui d’Ellemir, et les yeux de la jeune fille ressemblaient tellement à ceux de Callista, suppliants, dépourvus d’hostilité, tellement remplis d’inquiétude pour Damon, qu’il ne put repousser sa prière.
Mais elle l’aime, se dit-il tout d’un coup. Je le trouve plutôt efféminé, mais elle l’aime, même si elle ne s’en rend pas compte… C’était la famille de Callista, et il aimait Callista. Pour le meilleur et pour le pire, il était à présent mêlé à cette affaire. Autant m’y habituer tout de suite, se dit-il. Une vague d’amitié embarrassée l’envahit, et il passa un bras autour des épaules de Damon et l’étreignit gauchement.
— Ne vous faites pas tant de souci, dit-il. Je ferai tout ce que je pourrai. Et maintenant, asseyez-vous, sinon vous allez tomber. Qu’est-ce qui vous a mis dans un tel état ?
Il soutint Damon qui alla s’affaler sur un banc devant la cheminée. Le contact intolérable s’évanouit, et Andrew se sentit rempli de confusion, presque de désarroi, en repensant à l’intensité de l’émotion qui avait surgi en lui.
C’est un peu comme si j’avais un jeune frère, pensa-t-il avec confusion. Il n’est pas assez fort pour ça. L’idée lui vint soudain à l’esprit que Damon était plus âgé que lui et avait beaucoup plus d’expérience dans ces contacts bizarres, et pourtant, il se sentait plus vieux et protecteur.
— Je suis désolé, dit Damon. J’ai passé la nuit dans le surmonde, à chercher Callista. Je… je n’ai pas réussi.
Il poussa un profond soupir de soulagement.
— Mais maintenant, reprit-il, nous savons où elle est, ou du moins comment nous mettre en rapport avec elle. Avec votre aide…