Il porta machinalement la main à sa matrice.
— Ils ont massacré mes hommes. Eduin m’a dit que vous les aviez sauvés, que vous seul aviez anéanti presque tous les assaillants. Comment ?…
Damon se sentait intimidé, soudain. Dom Esteban souleva sa longue main carrée, une main d’escrimeur, et la considéra d’un air perplexe.
— Je ne sais pas vraiment, dit-il lentement, en regardant sa main et en remuant les doigts.
Il tourna la main pour en examiner la paume.
— J’ai dû entendre l’autre épée dans l’air, reprit-il. Il hésita, et au son de sa voix, on sentait qu’il n’en revenait pas lui-même.
— Mais je ne l’ai pas entendue. Pas avant d’avoir sorti la mienne et de m’être mis en garde.
Il cligna des yeux, perplexe.
— C’est comme ça, quelquefois. Ça m’est déjà arrivé. On se retourne brusquement, on se met en garde, et subitement, il y a une attaque qu’on n’aurait jamais vue venir si on ne s’y était pas préparé.
Il se mit à rire d’une voix rauque.
— Miséricordieuse Avarra ! Écoutez donc ce vieil homme qui fanfaronne !
Il serra le poing. Son bras trembla de fureur.
— Me vanter ? Pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’un invalide peut faire d’autre ?
Que le meilleur escrimeur des Sept Domaines soit désormais infirme, c’était vraiment horrible ! Pourtant, pensa Damon à contrecœur, ce malheur comportait une certaine justice : Dom Esteban n’avait jamais toléré la moindre faiblesse physique chez les autres. C’était en voulant prouver son courage à son père que Coryn avait escaladé les hauteurs qu’il redoutait, et qu’il s’était tué en tombant…
— Par les enfers de Zandru ! dit le vieillard au bout d’un moment. Vu la façon dont mes articulations se sont raidies, ces trois derniers hivers, mes rhumatismes m’auraient cloué au lit dans un ou deux, de toute manière. Mieux vaut avoir terminé ma carrière sur une bataille sensationnelle.
— On ne l’oubliera pas de sitôt, dit Damon en se détournant, afin que son parent ne puisse voir la pitié dans ses yeux. Bon sang, comme nous aurions besoin de votre épée pour combattre ces damnés hommes-chats !
Dom Esteban rit sans conviction.
— Mon épée ? C’est facile – prends-la, et bonne chance, dit-il avec une grimace amère. J’ai peur que tu n’aies à t’en servir toi-même, cependant, puisque je ne peux pas t’accompagner.
Damon avait saisi le mépris derrière les paroles d’Esteban. Elle n’est pas forgée, l’épée qui fera de toi une fine lame. Mais il ne ressentit aucune colère. La seule arme qui restât à Dom Esteban était sa langue. Et de toute façon, Damon n’avait jamais prétendu avoir le moindre talent à l’épée.
Ellemir revint avec un plateau bien garni. Elle l’installa à côté du lit et se mit à couper la viande.
— Damon, quels sont tes projets, au juste ? Tu n’as pas l’intention, toi, d’aller combattre les hommes-chats ?
— Je ne vois pas d’alternative, beau-père, répondit Damon sans se vexer.
— Mais, Damon, il faudrait une armée pour les vaincre.
— On aura le temps d’y penser l’année prochaine. Pour le moment, il s’agit de leur reprendre Callista, et nous n’avons pas le temps de soulever une armée pour ça. Et puis, cela ne ferait que mettre sa vie en danger. Il faut se hâter. Maintenant que nous savons où elle se trouve…
Dom Esteban le regarda fixement, oubliant de mâcher. Il avala, s’étrangla, fit signe à Ellemir de lui servir à boire.
— Tu le sais. Et d’où le tiens-tu ?
— Le Terrien, expliqua Damon posément. Non, je ne sais pas comment c’est arrivé. Je ne savais pas que des étrangers avaient quelque chose comme notre laran. Mais il l’a, et il est en contact avec Callista.
— Je n’en doute pas, dit Esteban. J’en ai rencontré quelques-uns à Thendara lors des négociations pour la construction de la cité du commerce. Ils sont très semblables à nous. J’ai entendu dire que la Terre et Ténébreuse ont une souche commune, et que cela remonte très loin. Cependant, ils quittent rarement la cité. Comment celui-ci est-il arrivé ici ?
— Je vais l’envoyer chercher, dit Ellemir, et il vous racontera lui-même son histoire.
Elle appela un serviteur et lui donna le message. Peu de temps après, Andrew entra dans la grande salle. Il s’inclina devant Dom Esteban, et Damon se dit avec plaisir qu’en tout cas, ces gens-là n’étaient pas des sauvages.
À la prière de Damon, Andrew conta brièvement comment il s’était trouvé en contact avec Callista. Esteban était grave et pensif.
— Je ne peux pas dire que j’approuve tout cela, dit-il. Qu’une gardienne établisse un contact aussi intime avec un étranger qui ne fait même pas partie de sa caste, c’est inouï et scandaleux. Au temps jadis, dans les Domaines, des guerres ont été déclenchées pour moins que cela. Mais les temps changent, qu’on le veuille ou non, et vu le cours des événements, il est peut-être plus important de la sauver des hommes-chats que du déshonneur d’un tel rapport.
— Déshonneur ? s’exclama Andrew, rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Je ne lui veux pas de mal, et je ne cherche pas à la déshonorer, monsieur. Je ne lui souhaite que du bien, et je suis prêt à risquer ma vie pour la libérer.
— Pourquoi donc ? demanda Esteban d’un ton cassant. Ne vous faites pas d’illusions, jeune homme. Une gardienne est vouée à la virginité.
Damon espérait qu’Andrew aurait le bon sens de ne pas parler de ses sentiments pour Callista. Mais comme il ne lui faisait pas confiance, il décida d’intervenir.
— Dom Esteban, il a déjà risqué sa vie pour se mettre en contact avec elle… Pour un homme de son âge, sans formation, travailler avec une pierre-étoile n’est pas une petite affaire.
Il adressa à Andrew un regard sévère pour le faire taire. Heureusement, trop tourmenté par l’inquiétude ou la douleur, Dom Esteban n’insista pas. Il se tourna vers Damon.
— Tu sais donc où est Callista ?
— Nous avons des raisons de croire qu’elle se trouve dans les grottes de Corresanti, expliqua Damon, et Andrew peut nous mener à elle. Dom Esteban renifla avec mépris.
— Il y a beaucoup de campagne entre Armida et Corresanti. La plupart des villages sont en ruine, et ça grouille d’hommes-chats. De plus, c’est à une demi-journée de cheval dans la contrée des ténèbres.
— Nous n’y pouvons rien, dit Damon. Vous êtes arrivé à passer malgré eux, ce qui prouve que cela est possible. En tout cas, tant que j’aurai ma pierre-étoile, ils n’arriveront pas à se rendre invisibles.
Esteban réfléchit, puis hocha la tête.
— J’avais oublié que tu as été formé à la tour. Et le Terrien ? Va-t-il t’accompagner ?
— J’y vais aussi, dit Andrew. Je suis apparemment le seul lien avec Callista. D’ailleurs, je lui ai juré que j’irais la sauver.
— Non, Andrew. Damon secoua la tête.
— Non, mon-ami. Précisément parce que vous êtes le seul lien avec Callista, nous ne pouvons pas vous exposer. Si vous étiez tué, nous perdrions sans doute toute trace d’elle, morte ou vivante. Vous resterez à Armida et vous garderez le contact avec moi, à l’aide de la pierre-étoile.
Andrew secoua la tête d’un air obstiné.
— Écoutez, j’y vais aussi. Je suis beaucoup plus fort que vous, et plus résistant que vous ne pensez. J’ai roulé ma bosse sur une demi-douzaine de mondes. Je suis capable de me défendre, Damon. Nom d’un chien, j’en vaux deux comme vous !
Damon soupira. Il a peut-être raison. Il a survécu au blizzard. Je n’aurais jamais pu en faire autant si je m’étais trouvé sur un monde inconnu.