Damon a l’air de penser que je pourrais l’atteindre à l’aide de la matrice, pensa-t-il. Il sortit la pierre de sa chemise. Doucement, se rappelant le conseil de Damon, il retira la pochette de soie avec une infinie précaution et une certaine hésitation. C’est un peu comme si je déshabillais Callista, se dit-il avec un embarras mêlé de tendresse. En même temps, à l’inconvenance de sa pensée, il faillit partir d’un fou rire nerveux.
Alors qu’il tenait délicatement le cristal au creux de ses mains, elle apparut subitement près de lui. Elle était allongée sur le côté, dans une étrange lumière bleuâtre qui ne ressemblait en rien à la lumière rouge de la pièce, son adorable chevelure emmêlée et le visage gonflé et barbouillé de larmes.
Sans manifester la moindre surprise, elle ouvrit les yeux et le regarda.
— Andrew ? dit-elle avec un doux sourire. Je me demandais pourquoi vous n’étiez pas venu plus tôt.
— Damon est parti, il est allé vous chercher.
La rancune refit surface. Qu’il ne soit pas avec eux, qu’il ne puisse pas, lui, la trouver… ! Il essaya de dissimuler sa pensée, mais se rendit compte, trop tard, qu’il était impossible de cacher quoi que ce soit, lors d’un contact aussi intime.
— Vous ne devez pas être jaloux de Damon, dit-elle tendrement. Il a été un frère pour moi, depuis notre enfance.
Andrew se sentit honteux. Ce n’est pas la peine de prétendre que je ne suis pas jaloux. Il va falloir que j’apprenne à ne pas éprouver de tels sentiments. Il essaya de se rappeler combien il ressentait de sympathie pour Damon ; qu’il s’était rapproché de lui pendant un instant, et surtout, qu’il lui était reconnaissant de faire ce que lui, Andrew, ne pouvait faire. Callista lui sourit doucement. Il sentit confusément qu’il venait de franchir une barrière qui l’amènerait à se faire accepter comme l’un des leurs, dans ce monde de télépathes : il était déjà moins étranger à Callista.
— Vous pouvez me rejoindre dans le surmonde, maintenant, dit-elle.
— Je ne sais pas comment faire, répondit-il d’un air impuissant.
— Prenez la pierre et regardez-la. Je la vois, vous savez. C’est comme une lumière dans l’obscurité. Mais il ne faut pas que vous veniez là où se trouve mon corps. Si mes gardiens vous voyaient, ils me tueraient peut-être, pour qu’on ne puisse me faire échapper. Je vais venir à vous.
Subitement, sans transition, couchée une seconde avant, la jeune fille apparut au pied du lit.
— Allez-y. Laissez votre corps derrière vous. Sortez de votre corps.
Andrew se concentra sur la pierre en luttant contre la vague de nausée et de terreur qui l’envahissait. Callista lui tendit la main, et, soudain, il se trouva debout, bien qu’il lui semblât ne pas avoir bougé. Au-dessous de lui, couvert de ces vêtements épais et étranges que Damon lui avait prêtés, restait son corps, immobile sur le lit, le cristal dans les mains.
Il tendit la main et, pour la première fois, toucha celle de Callista. C’était un contact éthéré, mais c’était un contact, il le sentait, et il vit à l’expression de Callista qu’elle le sentait aussi.
— Oui, vous êtes réel, vous êtes là. Oh ! Andrew, Andrew…
Elle s’appuya contre lui. Andrew avait l’impression de tenir une ombre, mais malgré tout, il sentait le poids de la jeune fille contre lui, il sentait la tiédeur et le parfum de son corps, la légèreté de ses cheveux. Il voulait l’étreindre, la couvrir de baisers, mais quelque chose en elle – une sorte de recul, d’hésitation – le retint de donner libre cours à son impulsion.
Je ne suis pas censé penser à une gardienne. Elles sont sacro-saintes. Intouchables.
Elle leva la main et posa ses doigts diaphanes sur la joue d’Andrew.
— Nous aurons assez de temps pour penser à tout ça plus tard, dit-elle doucement, quand je serai avec vous, tout près de vous…
— Callista, vous savez que je vous aime, dit-il d’une voix hésitante.
Les lèvres de Callista tremblèrent.
— Je le sais, et je n’y suis pas habituée. Je crois qu’en d’autres circonstances, cela me ferait peur. Mais vous êtes venu à moi quand j’étais très seule, et que je craignais de me faire brutaliser ou violer… Peut-être même tuer. Ce n’est pas la première fois qu’un homme me désire, dit-elle avec simplicité. Bien sûr, on m’a enseigné – par des moyens dont vous n’avez aucune notion – à ne pas y réagir, même en pensée. Avec certains hommes, je me sentais… dégoûtée, comme si des insectes rampaient sur mon corps. Mais il y en a eu certains pour qui j’aurais voulu… voulu, comme je le voudrais maintenant pour vous, savoir répondre à leur désir. Peut-être même savoir les désirer aussi. Comprenez-vous cela ?
— Pas vraiment, répondit Andrew lentement. Mais j’essaierai de comprendre ce que vous ressentez. Ce que j’éprouve pour vous, je n’y peux rien, Callista. Mais j’essaierai de ne rien ressentir qui vous déplaise.
Il se disait que, pour une télépathe, une pensée lubrique devait avoir quelque peu la qualité du viol. Était-ce la raison pour laquelle il était impoli de regarder une jeune fille dans les yeux ? Pour la protéger de pensées importunes ?
— Mais je voudrais que vous pensiez à moi, dit Callista timidement. Je ne sais pas vraiment ce que ce serait… qu’aimer quelqu’un. Mais je veux que vous continuiez à m’aimer. Je me sens moins seule, en quelque sorte. Dans ma prison, j’ai l’impression de ne pas être réelle.
Andrew fut submergé d’une tendresse infinie. Pauvre petite. Qu’avait-on fait d’elle, en la conditionnant ainsi contre toute émotion ? Si seulement il pouvait faire quelque chose pour la réconforter… Il se sentait tellement inutile, à des kilomètres et des kilomètres d’elle.
— Gardez courage, mon amour, lui murmura-t-il. Vous serez bientôt sortie de là.
Comme il prononçait ces paroles, il se retrouva sur son lit, faible et souffrant. Au moins, il savait que Callista était en vie, qu’elle se portait bien – assez bien, en tout cas, pour attendre que Damon la sorte de sa prison.
Il se reposa un instant. Le travail télépathique était de toute évidence plus fatigant que le travail physique. Andrew avait l’impression qu’il venait de passer des heures à lutter contre le blizzard.
Lutter. Mais pour le moment, c’était Damon qui luttait. Quelque part là-bas, il se battait pour passer à travers les territoires infestés d’hommes-chats. Et d’après ce qu’Andrew avait vu, quand la troupe de Dom Esteban était rentrée, meurtrie et brisée, les hommes-chats étaient des adversaires redoutables.
Damon lui avait dit que ce serait à lui de les mener à Callista, une fois que la troupe serait dans les grottes. Andrew pensait pouvoir le faire, maintenant qu’il savait comment sortir de son corps – ce que Callista avait appelé son corps « solide » – pour se rendre dans le surmonde. C’est alors qu’une pensée angoissante le frappa.
Callista se trouvait dans un niveau du surmonde d’où elle ne pouvait atteindre ni Damon ni Ellemir. Elle ne pouvait même pas les voir. Lui, Andrew, pouvait la contacter. Cela signifiait-il qu’il ne pouvait se rendre dans la partie du surmonde que les hommes-chats avaient laissée ouverte à Callista ? Peut-être ne lui serait-il pas possible d’atteindre Damon, et comment diable pourrait-il alors le guider ?
Une fois que l’idée lui fut venue à l’esprit, il ne put s’en débarrasser. Pouvait-il joindre Damon ? Même avec la pierre-étoile ? Ou bien se retrouverait-il, ainsi que Callista, fantôme errant dans le surmonde, incapable de retrouver des visages humains familiers ?