Ridicule. Damon savait ce qu’il faisait. Ils s’étaient mis en contact, la veille, à l’aide de la pierre-étoile. Une fois de plus, le souvenir de cet étrange moment d’intimité le réchauffa et le mit mal à l’aise.
Malgré tout, le doute subsistait. Finalement, décidant qu’il n’y avait qu’un seul moyen de savoir, il dégagea la pierre-étoile de son enveloppe de soie. Cette fois, il n’essaya pas de sortir de son corps pour se rendre dans le surmonde, mais il se concentra de toutes ses forces sur l’image de Damon en répétant son nom.
La pierre se troubla. À nouveau, le curieux malaise se manifesta – arriverait-il jamais à dépasser ce stade ? Il lutta pour regagner son contrôle en essayant de concentrer ses pensées sur Damon. Dans les profondeurs de la pierre bleue, de même qu’il avait vu le visage de Callista – il y avait si longtemps, dans la cité de commerce – il aperçut de petites silhouettes qui ressemblaient à des cavaliers. Il savait qu’il s’agissait de la troupe de Damon, précédée de la bannière verte et or, dont Damon lui avait dit que c’étaient les couleurs de la famille Ridenow. Au-dessus d’eux, telle une menace, planait un nuage sombre, et une voix étrangère murmura dans l’esprit d’Andrew : la bordure de la contrée des ténèbres. Puis il perçut un éclair et un contact, et il se sentit fondre avec un autre esprit – il était Damon…
Le corps de Damon chevauchait avec une adresse automatique. Une personne ne le connaissant pas parfaitement n’aurait pu réaliser que ce corps était vide de toute conscience, et que Damon lui-même se trouvait quelque part au-dessus, son esprit sillonnant la campagne, cherchant, toujours cherchant…
L’obscurité se leva soudain devant lui, une ombre épaisse pour son esprit comme pour ses yeux. Il sentit surgir le souvenir de la peur et de l’appréhension qui l’avaient étreint quand il avait inconsciemment mené ses hommes dans une embuscade… Est-ce la peur de maintenant, ou le souvenir de cette peur ? Retournant un court instant à son corps, il sentit dans sa main droite l’épée de Dom Esteban tressaillir légèrement, et se rappela qu’il devait se maîtriser et réagir seulement aux dangers réels. Il avait emporté l’épée de Dom Esteban plutôt que la sienne, car, comme l’avait dit Dom Esteban : « Je l’ai portée dans des centaines de batailles. Aucune épée ne réagirait ainsi dans ma main. Elle connaît ma manière et ma volonté. » Damon avait respecté le vœu du vieil homme, se rappelant à quel point le papillon d’argent que Callista mettait dans ses cheveux portait l’empreinte de la personnalité de la jeune fille. Que dire alors d’une épée dont la vie de Dom Esteban avait dépendu, pendant plus de cinquante ans de batailles, de querelles, de campagnes ?
Dans la garde de l’épée, Damon avait monté une petite matrice vierge, une de celles qu’il avait trouvées dans les affaires de Callista et écartées à cause de leur insignifiance. Malgré sa petitesse, le cristal résonnerait en harmonie avec sa pierre-étoile et permettrait à Dom Esteban de se maintenir en contact non seulement avec les réseaux nerveux de ses muscles et de ses centres moteurs, mais aussi avec la garde de son épée.
L’épée enchantée, pensa-t-il avec dérision. Et pourtant, il savait que l’histoire de Ténébreuse était pleine de telles armes : la légendaire épée d’Aldones dans la chapelle de Hali, une arme tellement ancienne – et combien redoutable ! – que pas une personne vivante ne savait comment la manier ; l’épée d’Hastur, au château Hastur, dont on disait que si quiconque la tirait pour autre chose que la défense de l’honneur des Hastur, elle lui ferait sauter la main comme du feu. Il repensa à la dame Mirella, consumée par le feu…
La main de Damon trembla légèrement sur la poignée de l’épée. Il était prêt pour la bataille, autant qu’on pouvait l’être. Il se sentait en pleine possession de son laran – Leonie ne lui avait-elle pas dit que s’il avait été une femme, il aurait pu être gardienne ? Pour le reste, eh bien, il allait sauver sa propre cousine, remplissant un devoir envers son futur beau-père, sauvegardant ainsi l’honneur de la famille de sa femme.
Pour ce qui est d’être vierge, pensa Damon avec ironie, je ne le suis pas, mais je suis certainement aussi chaste qu’un homme de mon âge peut l’être. Je n’ai pas encore couché avec Ellemir, et la douce Evanda sait que j’aurais pourtant voulu le faire. Il se récita le credo de chasteté qu’on enseignait au monastère de Nevarsin où il avait été pensionnaire, comme beaucoup de fils des Sept Domaines, durant son enfance. Les hommes des tours obéissaient à cet interdit : ne jamais toucher une femme contre son gré, ne jamais regarder avec concupiscence une jeune fille ou une femme ayant fait vœu de chasteté, ne jamais coucher avec une prostituée.
Ma foi, je l’ai tellement bien respecté à la tour qu’il y a peu de chances que je cesse d’être vertueux. Et si ça doit me rendre à même de faire un travail de gardien sans danger, tant mieux pour moi. Les hommes-chats n’ont qu’à prendre garde – que Zandru les emporte dans son enfer le plus froid !
De retour dans son corps, il ouvrit les yeux et observa la campagne. Puis, prudemment, laissant son corps réagir aux mouvements du cheval, il se projeta, les yeux ouverts, dans le territoire qui s’étendait devant eux, sombre et menaçant.
Il les aperçut d’abord comme des taches noires dans l’obscurité, à la limite des ténèbres. Puis il découvrit le délicat réseau de force qui les reliait à une puissance indiscernable, enveloppée d’une ombre épaisse que ni ses yeux ni la puissance de sa pierre-étoile ne pouvaient percer.
Enfin, il distingua les corps fourrés que cette force dissimulait, tapis au milieu de petits buissons qui n’auraient pu les cacher, s’ils avaient été visibles.
Des chats. Traquant des souris. Et les souris, c’est nous. Il voyait sa troupe se rapprocher inexorablement de l’embuscade. Il redescendit vers son corps. Il faut changer de route. Éviter ce piège.
Il cligna des yeux, regardant entre les oreilles de son cheval. Mais non. Les hommes-chats ne manqueraient pas de les poursuivre, et si une autre embuscade les attendait, ils seraient faits comme des rats. Il tourna la tête vers Eduin pour le prévenir.
— Hommes-chats droit devant. On ferait bien de se préparer.
Il sortit une fois de plus de son corps, se concentra profondément sur sa pierre-étoile, et se retrouva au-dessus des hommes-chats, flottant. Il se mit à étudier les fils ténus de la force qui rendait leurs corps invisibles, notant la façon dont ces fibres se déployaient de l’ombre. Comment briser ce faisceau ?
Au moment où ses hommes et lui arrivaient à proximité, quelque chose dans la tension des corps félins lui suggéra un moyen. Il les vit tirer de courtes épées incurvées, semblables à des griffes. Il patienta encore. À l’instant où les hommes-chats bondissaient et se mettaient à courir rapidement, à pas feutrés, dans la neige, il puisa de la profondeur de la pierre-étoile un souffle puissant et le précipita en une violente explosion d’énergie sur le réseau soigneusement tissé qui se déchira.
Il réintégra son corps au moment même où les hommes-chats, qui n’avaient pas encore réalisé que leur charme était brisé, se précipitaient sur eux. Mais avant qu’il ait pu regagner plein contrôle de son corps, son cheval se cabra et hennit de terreur. Damon, réagissant une seconde trop tard, tomba dans la neige. Il vit un homme-chat se ruer sur lui, et sentit quelque chose monter en lui – peut-être de la peur – alors qu’il portait maladroitement la main à la garde de son épée.
… À des lieues de là, dans la grande salle d’Armida, Dom Esteban tressaillit dans son sommeil. Ses épaules se contractèrent, et ses lèvres se retroussèrent en un sourire – un rictus – qu’on lui avait vu sur d’innombrables champs de bataille…