Au milieu de la route, presque sous les sabots du cheval d’Eduin, un gamin déguenillé rongeait machinalement une racine sale. Quand les cavaliers passèrent près de lui, il leva les yeux. Damon n’avait encore jamais vu sur un visage humain une telle terreur, un tel désespoir. L’enfant ne pleurait pas. Il devait avoir dépassé le stade des larmes, ou peut-être était-il trop faible pour pleurer. Les maisons semblaient abandonnées, mais de temps en temps, quelques visages mornes, dénués d’expression, apparaissaient à une fenêtre au bruit des sabots des chevaux, sans manifester de curiosité.
— Bienheureuse Cassilda, protégez-nous ! chuchota Eduin. Je n’ai rien vu de tel depuis la dernière fois que la fièvre des hommes des sentiers a fait rage dans les terres basses ! Que s’est-il passé ?
— La faim et la peur, dit Damon laconiquement. Malgré la famine, ils ne veulent pas se rendre dans les champs sous les ténèbres.
Impuissant devant une misère si complète, il sentait un torrent d’imprécations lui monter à la gorge. Il saisit sa pierre-étoile et respira plus calmement. Le grand chat avait fait du beau travail en lâchant ses suppôts dans cet innocent village.
Rannan, le second garde, contrôlait avec peine la nausée qui l’envahissait.
— Seigneur Damon, n’y a-t-il rien que nous puissions faire pour ces gens… rien ?
— Autant faire un pansement sur une blessure mortelle, Rannan, répondit Damon, déchiré. Nous devons frapper au cœur. Si nous faisions le moindre geste pour aider ces pauvres gens, la puissance qui les domine se tournerait contre nous. Nous serions réduits au même sort, avec juste assez de force pour nous traîner vers la porte la plus proche et mourir dans un désespoir abject. Nous ne pourrions plus rien pour eux. Non, il faut frapper un coup décisif, mais nous ne pouvons le faire tant que ma parente est entre leurs mains.
— Comment être sûr qu’elle n’est pas encore morte, monseigneur ?
— Grâce à la pierre-étoile, dit Damon.
Il n’avait pas envie d’expliquer qu’Andrew se mettrait en contact avec lui.
— Et je vous promets que si elle meurt, nous n’aurons de cesse que nous n’ayons exterminé cette force maléfique, jusqu’à la dernière griffe, jusqu’à la dernière moustache !
Il détourna résolument les yeux du village en ruine.
— Venez. Nous devons atteindre les grottes.
Et une fois là, il faut encore trouver le moyen d’y entrer, et arriver jusqu’à Callista.
Rassemblant ses souvenirs d’une excursion qu’il avait faite quand il était adolescent, il lui sembla reconnaître la colline au pied de laquelle s’ouvrait un grand passage vers les grottes de Corresanti. Des années auparavant, ces grottes avaient servi de refuge lors d’hivers particulièrement rigoureux, quand les collines Kilghard étaient couvertes d’une couche de neige si épaisse que ni homme ni bête n’y pouvaient survivre. À présent, on s’en servait pour y entreposer de la nourriture, y faire pousser des champignons comestibles, y faire vieillir vins et fromages. Du moins, jusqu’à ce que les hommes-chats soient venus s’installer dans la région. Damon estimait qu’il devait y avoir assez de nourriture pour dépanner les villageois affamés jusqu’à la prochaine récolte. Si les hommes-chats n’avaient pas détruit les réserves par pure méchanceté, il serait possible d’y amener les villageois. À condition, bien sûr, que l’expédition en sorte saine et sauve.
Il concentra son esprit sur la pierre. Il lui semblait à présent qu’une obscurité palpable émanait du bord de la falaise, à quelques lieues de là, à l’endroit où se cachait l’entrée des grottes. Il ne s’était donc pas trompé. Les grottes étaient le cœur même des ténèbres. Là, une créature non humaine menait des expériences avec des forces inconnues et formidables. L’hypersensibilité des Ridenow, au contact de cette présence monstrueuse, éveillait en Damon une terreur profonde. Mais il parvint à se maîtriser, et continua résolument sa route par les rues désertes du village.
Il regarda autour de lui, en quête d’un visage humain ou d’un quelconque signe de vie. Est-ce que tous les habitants du village étaient paralysés par la peur ? Son regard se posa sur une maison qu’il connaissait : il y avait passé un été, quand il était adolescent, bien des années auparavant. Il arrêta son cheval, le cœur étreint d’une douleur soudaine et aiguë.
Il y a des années que je ne les ai vus. Ma mère nourricière avait épousé un MacAran qui était écuyer de Dom Esteban, et je venais ici pendant l’été. Ses fils ont été mes premiers compagnons de jeu. Il ne put tenir plus longtemps. Il fallait qu’il sache ce qui se passait dans cette maison !
Il mit pied à terre et attacha son cheval au poteau. Eduin et Rannan l’appelèrent d’un ton interrogateur mais n’obtinrent pas de réponse. Ils descendirent lentement de cheval et restèrent à l’attendre. Damon frappa à la porte. Après un silence prolongé, il ouvrit la porte. Un homme s’avança vers lui d’un pas traînant, le regard vide. Il effectua un mouvement de recul, comme par habitude.
C’est sûrement l’un des fils d’Alanna, pensa Damon. J’ai joué avec lui quand j’étais petit, mais comme il a changé ! Il essaya de se rappeler son nom. Hjalmar ? Estill ?
— Cormac, dit-il enfin.
Les yeux mornes se levèrent vers lui, et un sourire idiot se peignit sur le visage.
— Serva, dom, marmonna l’homme.
— Que vous est-il arrivé ? Que… qu’est-ce qu’ils vous veulent ? Que s’est-il passé ici ?
Les questions se bousculaient sur ses lèvres.
— Voyez-vous souvent les hommes-chats ? Qu’est-ce qu’ils…
— Des hommes-chats ? interrogea l’homme dans un murmure. Pas des hommes – des femmes ! Des chattes-démones… elles viennent la nuit pour lacérer votre âme…
Damon ferma les yeux, révolté. Le visage vide, Cormac fit demi-tour. Pour lui, les visiteurs avaient cessé d’exister. Damon retourna à son cheval, trébuchant et jurant.
Un bruit de sabots parvint à ses oreilles. Damon se retourna et aperçut des cavaliers chevauchant en file indienne sur un chemin qui descendait d’une colline au-dessus du village. Pourtant, dans le village, il n’avait vu ni cheval, ni bétail, ni autre animal domestique.
Les cavaliers étaient assez près pour qu’on pût les voir nettement. Ils portaient des capes-chemises et des culottes de coupe différente de celles de Damon et de ses gardes. Ils étaient tous de haute taille, avec des cheveux drus et clairs, mais c’étaient bien des hommes. Des humains, et non pas des hommes-chats, à moins que ce ne fût encore une de leurs illusions…
Damon se concentra sur la pierre-étoile, à travers la brume qui semblait cacher, comme une eau trouble, tout ce qui n’était pas immédiatement à côté de lui. Mais c’étaient réellement des hommes, sur de vrais chevaux. Il n’était pas né, le cheval qui laisserait sans renâcler un homme-chat le monter. Les nouveaux venus n’étaient pas non plus des habitants du village.
— Une bande des Villes Sèches, chuchota Eduin. Que le seigneur de la Lumière soit avec nous !
Damon savait à présent où il avait vu de grands gaillards débraillés, au teint clair. Les gens du désert s’aventuraient rarement dans cette partie de la planète, mais de temps en temps, il en avait vu passer en caravane, voyageant silencieusement et rapidement vers leur province.
Et nos chevaux sont déjà fatigués. Si ces Séchéens sont hostiles… ?
Il hésitait. Rannan se pencha pour lui saisir le bras.
— Qu’est-ce que nous attendons ? Décampons au plus vite !
— Ce ne sont pas nécessairement des ennemis, commença Damon.