Sûrement, des humains n’allaient pas se joindre aux hommes-chats pour piller et terroriser la région… Un sourire sinistre se forma sur les lèvres d’Eduin.
— Il y en avait de petits groupes qui se battaient au côté des hommes-chats, l’an dernier, et j’ai entendu dire que les hommes-chats aidaient les Villes Sèches lors des troubles du côté de Carthon. Ils font du commerce avec les hommes-chats. Zandru seul sait ce qu’ils échangent, ou ce qu’ils obtiennent en retour, mais le commerce n’en existe pas moins.
Le cœur de Damon se serra. Ils auraient dû fuir immédiatement. Trop tard. Il fallait faire pour le mieux.
— Ce sont peut-être des marchands, dit-il, qui ne nous veulent aucun mal.
En tout cas, ils étaient tellement près, maintenant, que le chef de la bande serra la bride à son cheval.
— Il va falloir y aller au culot. Soyez prêts, mais ne tirez vos épées que si je donne le signal, ou s’ils nous attaquent.
Le chef de la bande, assis nonchalamment sur sa selle, les toisa. Était-ce son expression habituelle, ou avait-il un sourire sardonique aux lèvres ?
— Hali-imyn, par Nebran ! s’écria-t-il. Qui l’eût cru ?
Son regard balaya les rues désertes.
— Qu’est-ce que vous faites encore ici, vous autres ?
— Corresanti faisait partie du domaine Alton bien avant que Shainsa ne soit élevée dans la plaine, répliqua Damon, en comptant les cavaliers : six, huit – trop ! Je pourrais même vous demander si vous vous êtes égarés de votre route habituelle, et exiger un sauf-conduit du seigneur Alton.
— Les jours des sauf-conduits sont finis, dans les collines Kilghard, répondit l’homme. Avant longtemps, ce sera vous qui devrez demander la permission de chevaucher ici.
Ses lèvres découvrirent ses dents en un rictus paresseux. Il descendit de cheval, imité par ses hommes. Damon glissa la main dans la garde de son épée, sentit la petite matrice lisse et tiède…
… Dom Esteban posa ses croquettes de viande et se renversa sur son oreiller, les yeux grands ouverts. Le serviteur qui lui avait apporté à manger lui adressa la parole, mais Dom Esteban ne répondit pas…
— Ce n’est pas de sitôt que je demanderai la permission de chevaucher sur les terres de mon parent, dit Damon. Mais qu’est-ce que vous faites ici ?
Sa voix lui semblait étrangement aiguë et faible.
— Nous ? reprit l’homme. Mais voyons, nous sommes de paisibles commerçants, n’est-ce pas, camarades ?
Derrière lui, il y eut un chœur d’assentiment. Ils n’avaient pas l’air particulièrement paisibles – évidemment, se dit Damon en une fraction de seconde, les hommes des Villes Sèches n’en ont jamais l’air – avec leurs airs fanfarons de bagarreurs de tavernes, et leurs épées qui faisaient saillie sur leurs hanches, prêtes à être dégainées. Derrière eux, les chevaux commençaient à piaffer nerveusement, et des renâclements effrayés emplirent l’air.
— De paisibles commerçants, insista le chef des Séchéens en portant la main à l’agrafe de sa cape-chemise. Nous faisons notre commerce ici avec l’autorisation du seigneur de ces terres, qui nous a donné de petites commissions.
Sa main sortit prestement de la cape, armée d’un long couteau. Puis il dégagea sa grande épée de son fourreau.
— Jetez vos armes, grinça-t-il, et si vous êtes assez fous pour croire que vous pouvez nous résister, regardez derrière vous !
Eduin serra le bras de Damon comme un étau. Damon n’eut qu’à jeter un coup d’œil par-dessus son épaule pour en voir la raison. Sortie de la forêt, une troupe d’hommes-chats avançait à pas feutrés. Beaucoup trop d’hommes-chats. Damon n’arrivait même pas à les compter. Il s’aperçut qu’il tenait l’épée de Dom Esteban en main, mais le désespoir s’empara de lui.
Dom Esteban lui-même ne pourrait jamais résister à une telle embuscade !
Les Séchéens les encerclaient lentement, couteaux et épées en main. Damon avait oublié qu’il portait une dague. Il fut surpris de sentir sa main gauche l’arracher de sa ceinture et la tendre vers l’ennemi. Il se trouva brusquement dans une position contraire à celle qui lui avait été enseignée : regardant son adversaire pardessus l’épaule gauche au-delà de la pointe de sa dague, la garde de son épée appuyée à sa joue droite. C’est vrai. Esteban a voyagé au-delà des Villes Sèches. Il connaît la manière de se battre des gens du désert…
Il se dit froidement que l’arrivée des hommes-chats était plus qu’une coïncidence, et que s’ils avaient essayé de s’enfuir, comme les Séchéens devaient s’y attendre, ils se seraient précipités dans le piège.
— Saisissez-les ! jeta le chef de la bande.
Pas de fuite possible. Il fallait se rendre ou mourir. Damon hésita, mais Dom Esteban veillait. Comme les deux lames du Séchéen arrivaient sur lui, Damon vit la pointe de son épée s’élancer, écarter prestement épée et dague ; puis il sentit ses pieds se déplacer, son corps plonger.
Ainsi, Dom Esteban pense que nous pouvons terrasser dix hommes et nous échapper, pensa-t-il ironiquement, regardant avec détachement ses deux armes s’enfoncer dans le côté de son adversaire. Il entendait des cliquetis d’acier autour de lui, et aperçut un autre homme l’approcher sournoisement.
Il dégagea son épée et se retourna vers l’ennemi qui, en courant, avait relâché sa vigilance. Damon pivota sur lui-même, et sa lame plongea dans les côtes de son adversaire. Dans les derniers rayons de soleil, il aperçut Eduin, son épée rougie de sang, qui se jetait sur un autre antagoniste. Celui-ci recula, la peur sur le visage… Puis Damon fit volte-face pour parer un coup dirigé vers sa gorge. Son épée s’abattit sur le coude de l’homme qui tomba à ses pieds en hurlant. Damon faillit s’évanouir à la vue du bras amputé…
— Ce sont des démons ! cria un Séchéen. Ce ne sont pas des hommes… !
Les derniers assaillants battirent en retraite, se bousculant contre les chevaux rétifs qui formaient un mur derrière eux. Ils n’avaient encore jamais vu cinq hommes mourir aussi vite…
Des démons… Les Séchéens étaient renommés pour leur superstition…
L’un d’eux cria quelque chose dans sa langue, tâchant de rallier ses camarades en déroute, et se précipita vers Eduin. Damon n’intervint pas, pour plonger son regard au plus profond de la pierre-étoile, et remarqua alors que la main de l’homme était placée trop haut… Mû par la volonté de Dom Esteban, il fit un pas en avant, et son épée traversa de part en part, entre les épaules, l’ennemi qui s’effondra. Mais Damon n’y prêta pas garde. Il puisa dans le placard sombre de son subconscient, où il avait enfermé ses cauchemars d’enfant, et en sortit un démon. Il était gris, couvert d’écaillés, cornu et griffu, et de la fumée jaillissait de ses narines. Damon précipita l’image dans la gemme et la fit surgir entre l’ennemi et lui…
Les Séchéens se mirent à courir en poussant des cris, essayant de rattraper leurs chevaux affolés par l’odeur du sang et des félins. Derrière eux, les cris stridents des hommes-chats s’élevèrent. Damon fit faire demi-tour au démon qui chargea les hommes-chats à travers les rues du village, grondant, crachant du feu par la bouche et les narines. Quelques-uns des hommes-chats s’enfuirent. D’autres, sentant peut-être que ce n’était qu’une illusion, essayèrent de l’esquiver.
Damon tendit la main vers les rênes de sa monture. Le cheval, fou de terreur, se cabra sauvagement.
Damon était toujours absorbé par son démon – il traquait maintenant les hommes-chats, courant de droite à gauche, répandant une odeur nauséabonde de fourrure brûlée. Il se surprit à arracher les rênes du poteau et à bondir en selle avec le talent de cavalier… de Dom Esteban, bien sûr.